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Immeubles effondrés à Marseille : des travaux refusés en 2017... pour raisons esthétiques

Effondrements de la rue d'Aubagne à Marseilledossier
L'immeuble du 63 rue d'Aubagne avait fait l'objet d'une demande de travaux, déposée auprès de l’architecte des bâtiments de France des Bouches-du-Rhône. Celui-ci avait retoqué le dossier car des pièces faisaient défaut, et pour des considérations esthétiques.
A Marseille dans le quartier de la Noailles, jeudi. (Photo Patrick Gherdoussi pour Libération)
publié le 22 novembre 2018 à 14h06

Question posée par le 16/11/2018

Bonjour,

Voici la question qui nous a été posée : «Les architectes des bâtiments de France de Marseille avaient-ils interdit la démolition de l'immeuble de la rue d'Aubagne pour conserver la façade ?»

Huit personnes ont perdu la vie dans l'effondrement de plusieurs immeubles vétustes de la rue d'Aubagne, dans le Ier arrondissement de Marseille, le 5 novembre. L'événement a suscité colère et réactions, notamment contre la mairie, accusée de ne pas avoir réagi aux nombreuses alertes émises sur l'état inquiétant du bâti dans le quartier depuis plusieurs années.

La question renvoie à un passage de l'émission Les Grandes Gueules de RMC, où l'un des journalistes affirme: «La mairie n'est pas la seule responsable de tout ça, il y a des procédures judiciaires beaucoup trop longues. Par exemple l'un des bâtiments concernés, pourquoi il n'a pas été détruit ? Parce qu'il y a les bâtiments de France qui sont passés et qui ont dit "Oh ben non, la façade est jolie, la façade est belle donc il faut laisser telle quelle."»

D'après nos informations, cette assertion (dont nous n'avons pas trouvé de trace ailleurs) a du vrai. Un des immeubles effondrés, au numéro 63, a fait l'objet d'une demande de travaux (mais pas de destruction), deposé par le propriétaire de l'immeuble, Marseille Habitat, auprès de l'architecte des bâtiments de France (ABF) dans les Bouches-du-Rhône, qui l'a refusée. Le motif, aussi étonnant que cela paraisse après le drame, était essentiellement esthétique, comme en atteste un courrier que Checknews a pu consulter, et que nous reproduisons dans cet article. Parmi les «quelques points à améliorer» figurent ainsi la couleur de la peinture ou la taille des fenêtres proposées. L'ABF exigeait aussi du bailleur social de la mairie de Marseille un «descriptif précis» du ravalement envisagé et de la «polychromie des façades». Qui ne lui sera jamais fourni.

Noailles, quartier classé

Le quartier de Noailles, qui jouxte la Canebière et où se situe la rue d'Aubagne, fait partie d'une aire de mise en valeur de l'architecture et du patrimoine (AVAP). En termes techniques, il s'agit d'une servitude d'utilité publique, annexée au PLU, qui est «un instrument dédié à la protection et à la mise en valeur du patrimoine bâti et des espaces dans toutes ses composantes architecturale, urbaine, paysagère, historique et archéologique», selon les mots du ministère de la culture. Ce n'est donc pas la seule façade de l'immeuble du 63 qui était «classée», comme cela pouvait être compris sur RMC. La totalité du quartier où se situe l'immeuble est une AVAP.

Concrètement, si le propriétaire d'un bien situé dans une AVAP veut entreprendre des travaux qui ont trait à l'«enveloppe» du bâti – murs, fenêtres, toitures, … – il doit suivre une procédure particulière pour obtenir une autorisation de travaux. Elle commence par un dépôt de dossier en mairie. Les services de l'urbanisme vérifient qu'il est complet, et transmettent à l'architecte des bâtiments de France du département, qui dispose d'un mois maximum pour répondre et donner son avis. «Généralement, la municipalité suit l'avis de l'ABF, mais s'il y a débat, le cas peut être porté devant le préfet de région», explique à CheckNews le consultant en urbanisme Jacky Cruchon.

«Aucun projet» pour le 65 rue d’Aubagne

CheckNews a interrogé les services préfectoraux des Bouches-du-Rhône (les architectes des bâtiments de France font en effet partie des services de l’Etat) sur des dossiers qu’auraient traités les ABF pour les numéros 63 et 65 de la rue d’Aubagne - les deux immeubles qui se sont les premiers effondrés début novembre. La préfecture nous a répondu qu’aucun projet n’avait été vu pour le numéro 65.

Les propriétaires de cet immeuble, dont cinq locataires ont perdu la vie lors de son effondrement, n'auraient donc jamais engagé les démarches pour effectuer des travaux sur l'enveloppe extérieure. A noter que le premier étage du bâtiment a fait l'objet d'un arrêté de péril imminent le 19 octobre 2018, avec interdiction d'y habiter. Dans le même document, les propriétaires des autres appartements du 65 sont tenus de «faire réaliser les travaux nécessaires d'urgence», avant le 9 novembre.

«Teinte grise inadaptée»

En revanche, il y a bien eu pour le 61 et le 63 «un permis de construire en 2017, qui a fait l'objet de demandes de pièces complémentaires [de la part de l'ABF] mais n'a jamais été complété par Marseille Habitat», écrit la préfecture à CheckNews.

Arlette Fructus, PDG de Marseille Habitat (bailleur social de la ville, et propriétaire du 63 et du 61 rue d'Aubagne) et adjointe à la mairie déléguée au logement, précise à Checknews que deux locataires habitaient toujours le 61, «malgré des propositions de relogement, que d'autres occupants ont acceptées». Le 63 était en revanche muré, et faisait l'objet depuis plus d'une décennie d'un arrêté de péril. Des médias locaux comme La Marseillaise et Marsactu ont raconté cet immeuble, «squelette oublié d'une pauvre rue» et «symbole de l'inefficacité municipale».

Quels travaux y étaient envisagés ? «La création de logements sociaux, et d'une crèche au rez-de-chaussée», répond à CheckNews Arlette Fructus.

C'est ce projet qui a été refusé par l'architecte des bâtiments de France. CheckNews a pu consulter le courrier qui motive cette décision. On y lit que le projet du bailleur social n'est «en l'état pas conforme aux règles applicables dans ce site patrimonial remarquable ou port[e] atteinte à sa conservation ou à sa mise en valeur». L'ABF liste ensuite les «motifs du refus [et] recommandations ou observations éventuelles». Si le projet est «tout à fait possible», «quelques points sont à améliorer».

Pour l'essentiel, il s'agit des choix de peinture ou de menuiseries : «Le ravalement des immeubles n'est pas décrit (descriptif à joindre) et prévoit un traitement de teinte uniforme pour les deux immeubles pourtant bien distincts et une teinte grise inadaptée. Il convient de traiter chaque immeuble de façon bien distincte avec des couleurs différentes. Opter pour des teintes qui s'intègrent à l'environnement urbain existant en évitant le gris et les teintes froides. Les encadrements sont à traiter dans une nuance plus claire que le fond de façade et non en gris soutenu comme l'indique la perspective projetée […].»

Y avait-il d'autres motifs que ces considérations esthétiques pour empêcher les travaux ? Non, comprend-on à la lecture de la réponse de l'ABF à CheckNews, par l'intermédiaire de la préfecture : les pièces manquantes du dossier concernent uniquement «le descriptif du ravalement et la polychromie des façades».

Est-ce que Marseille Habitat a envoyé les pièces demandées et choisi des couleurs adaptées après le refus de l'ABF ? Pas de réponse de la PDG Arlette Fructus, mais l'ABF et la préfecture assurent que non. Les services de l'Etat l'expliquent par le «contentieux en cours avec l'immeuble du 65». Car Marseille Habitat s'était joint à une procédure judiciaire initiée par les propriétaires du 67 contre ceux du 65, «qui menaçait nos immeubles», explique Fructus à Marsactu. Plus simplement : Marseille Habitat aurait finalement abandonné l'idée de faire des travaux au 63, partant du principe que les problèmes de fond venaient de l'immeuble d'à côté.

Plus largement, les relations entre le bailleur social et l’architecte ne semblent pas être au beau fixe. D’un côté, on se plaint de normes patrimoniales excessives, de l’autre on déplore la faible mobilisation des instances compétentes en matière d’urbanisme à Marseille.

Silence de la mairie

Des questions restent en suspens : le dossier a été déposé en mairie par Marseille Habitat le 21 juillet 2017. L’ABF le reçoit une semaine plus tard et rend sa réponse le 16 août, d’après le courrier daté consulté par CheckNews. Ce que confirme la préfecture. Or, Arlette Fructus a assuré – avant d’arrêter de nous répondre – que le rejet du dossier n’avait été communiqué à Marseille Habitat que le 11 décembre 2017. Si c’est bien le cas, qu’est devenu ce dossier au service urbanisme de la mairie de Marseille pendant quatre mois ? Aucun des acteurs sollicités par CheckNews n’a souhaité répondre à cette question.

Depuis la semaine dernière, la municipalité de Marseille n’a jamais répondu à nos demandes de renseignement et d’interviews, laissant son bailleur social et l’ABF se renvoyer la balle.

Quoi qu’il en soit, rien ne dit que les travaux qu’a voulu engager Marseille Habitat au 63 rue d’Aubagne aurait empêché le bâtiment de tomber. Qui plus est, «on ignore lequel des deux immeubles [du 63 ou du 65] a entraîné l’effondrement», a rappelé le procureur de Marseille cité par l’Agence France Presse le 7 novembre. Il appartiendra à la justice de déterminer les responsabilités des uns et des autres : le 16 novembre, l’AFP écrit que «la police judiciaire a déjà perquisitionné des services de la mairie et de Marseille Habitat, les domiciles des propriétaires de l’immeuble numéro 65 rue d’Aubagne, et les experts qui ont visité les immeubles.»