Tous les jours, retrouvez le
[ fil vert ]
, le rendez-vous environnement de
Libération.
Le vendredi, CheckNews répond à une question environnement.
Question posée par Camille le 14/01/2019
Bonjour,
Le livret développement durable et solidaire (LDDS) est un placement qu'ont choisi plus d'un tiers (36%) des Français. Au total, 104 milliards d'euros sont déposés sur le LDDS, selon le rapport annuel de l'observatoire de l'épargne réglementé (OER) qui porte sur l'année 2017.
Est-ce que cette centaine de milliards d'euros sert à financer des projets durables et solidaires ? Non. De fait, le flou de la loi et l'opacité bancaire empêchent de savoir précisément comment les fonds du LDDS sont utilisés. Au point qu'il y a plus d'un an, une note destinée aux ministres de la transition écologie et de l'économie euphémisait : «Cette inadéquation de l'objet à son nom est problématique, s'agissant d'un produit aussi répandu, car elle décrédibilise l'idée même de labellisation et de "fléchage" de l'épargne des particuliers.»
Livret développement et livret A : même combat
Au commencement, dans les années 1980, était le Compte pour le développement industriel, le Codévi. Cette alternative au livret A devient en 2007 «livret développement durable». En 2016, avec la loi Sapin II, le LDD gagne un S, pour «solidaire». Ce livret est plafonné à 12 000 euros, et rémunéré à 0,75%. Une personne ne peut en avoir qu'un - le maximum est de deux par foyer fiscal.
Les fonds déposés à votre banque sur un livret développement peuvent soit y rester - ils sont alors «décentralisés» - soit être déposés par la banque auprès de la Caisse des dépôts et consignations (CDC) - ils sont alors «centralisés».
Selon le rapport de l'Observatoire de l'épargne, le taux de centralisation est de «59,5% pour les livrets A et LDDS». C'est-à-dire que pour 10 euros déposés sur un de ces deux types de livrets, environ 6 sont déposés par votre banque auprès de la Caisse des dépôts.
De fait, il y a très peu (voire pas) de différences dans l'utilisation qui est faite des fonds déposés sur un livret développement durable et celle des fonds déposés sur un livret A. Les principaux articles du Code monétaire et financier (221-5 et 221-7) qui déterminent le fléchage des fonds du LDDS appartiennent d'ailleurs… à la section «Livret A» du Code monétaire et financier. Les deux livrets y sont évoqués indistinctement.
Un livret qui n’a de solidaire que le nom
La section du CMF propre au livret de développement durable et solidaire ne comporte, pour sa part, qu'un article (221-27), principalement dédié à en préciser les modalités d'ouverture.
Un paragraphe est toutefois venu s'ajouter à cet article, avec la loi Sapin II - loi qui a aussi doté d'un «solidaire» l'intitulé du livret. Ce paragraphe dispose que «les établissements distribuant le LDDS proposent annuellement à leurs clients détenteurs d'un tel livret d'affecter, par leur intermédiaire et sans frais, une partie des sommes qui y sont déposées sous forme de don soit à une personne morale relevant [de] l'économie sociale et solidaire, soit à un organisme de financement ou à un établissement de crédit [considéré comme une entreprise solidaire d'utilité sociale].»
A la fin de ce paragraphe (le seul qui distingue dans la loi le LDDS du livret A), on lit qu'«un décret précise les modalités de cette affectation […]» Or, «ce décret n'a pas été pris à ce jour», reconnaît le ministère de l'Economie. Le S du LDDS est donc littéralement une lettre morte, puisque rien n'oblige les banques à orienter les fonds du livret développement vers l'économie sociale et solidaire.
Les fonds décentralisés : 80% aux PME
Si le caractère solidaire du LDDS est très théorique, son utilité pour le développement durable l'est presque tout autant, au moins pour la partie qui reste aux banques. Et ce, même si un arrêté de 2008 est venu préciser l'usage qu'elles doivent faire des fonds qu'elles conservent au titre du livret développement durable et du livret A ouverts chez elles.
Pour résumer, selon ce texte, 80% des fonds doivent aller à des prêts pour les PME, et 10% à des «travaux d'économies d'énergie dans les bâtiments anciens». L'utilisation des 10% restants n'est pas encadrée.
Commençons par les 80% destinés aux PME. Toutes les banques que nous avons contactées, ainsi que le ministère, se félicitent que le ratio de 80% est largement dépassé. Selon l’OER, les banques prêtent effectivement beaucoup plus à des PME (331 milliards) qu’elles ne collectent d’argent au titre du livret A ou du LDDS (151 milliards).
Problème : rien ne garantit que ces PME œuvrent pour l'environnement. Il est même impossible de connaître leur secteur d'activité. «Cette information n'est pas disponible», assure le Crédit Mutuel. «Impossible de connaître le secteur d'activité», abonde le Crédit Agricole. «Il n'y a pas de secteur privilégié», louvoie la BNP Paribas. La loi «ne prévoit pas un tel niveau de détail dans le reporting», conclut le ministère. La Société Générale n'a pour l'heure pas répondu à nos sollicitations.
Rapport d’une page
On ne trouve pas plus cette information dans les rapports que les banques, selon la loi doivent «rendre public annuellement» pour «présenter l'emploi des ressources collectées» au titre des livrets A et livrets développement. Ce rapport tient en une page A4 pour la BNP, le Crédit agricole et le Crédit Mutuel. Nous n'avons pour l'heure pas trouvé celui de la Société générale, qui ne nous l'a pas communiqué.
De manière assez sommaire, ce document donne le total des dépôts au titre du livret A et LDDS, la part centralisée à la CDC, et les montants des prêts aux PME ou des prêts pour des économies d’énergie consentis par la banque.
D'après l'arrêté qui encadre cette publication, les banques doivent aussi communiquer à Bercy, trimestriellement, un rapport plus complet sur leur utilisation des fonds du LDDS et du livret A. Ni les banques, ni le ministère, n'ont souhaité nous communiquer un de ces documents.
S’il est donc probable que 80% (au moins) des livrets se destinent bien à des PME, impossible d’affirmer qu’ils trouvent une utilisation verte ou solidaire.
Le flou est le même concernant les 10% censés être flêchés vers les travaux d'économie d'énergie dans le bâtiment ancien. Selon l'arrêté, les rapports que les banques doivent faire chaque trimestre à l'Etat doivent aussi apporter des précisions sur ce point (nature et localisation des travaux). Mais le compte n'y est pas… Bercy n'exigeant même pas lesdites précisions : «face aux difficultés pratiques liées au recensement des données exhaustives sur les travaux de rénovation énergétique pour les bâtiments anciens (qui ne sont dans le cas général pas distingués par l'emprunteur de travaux autres) et la localisation de ces travaux, il a été décidé, de concert avec l'OER (Observatoire de l'épargne réglementée), d'utiliser des méthodes statistiques pour évaluer les flux et encours de crédits correspondant.»
Google à la rescousse
L'Observatoire de l'épargne réglementée, dans son rapport, en dit plus sur ces méthodes statistiques, assurant que la Banque de France utilise «data science et intelligence artificielle» pour s'assurer que 10% des fonds déposés dans des LDDS et qui restent aux banques vont bien à des prêts pour financer des travaux d'économie d'énergie.
La Banque refuse de rentrer dans le détail de la méthode. Elle explique simplement à CheckNews qu'elle s'appuie sur les remontées de données de prêts de la part des banques et de l'Association française des sociétés financières - l'ASF, qui réunit des organismes de crédit.
Le flou devient artistique quand il s'agit d'«affiner» ces données. Pour ce faire, la Banque de France dit utiliser… «Google Trends», algorithme qui permet de quantifier les recherches sur Google. Est observée la «corrélation» entre «mots-clés liés à des équipements associés aux économies d'énergie» et «recherches [sur Google] d'offres de crédit».
Qui dit qu'un internaute qui effectue une recherche sur un prêt pour des travaux d'économie d'énergie va ensuite aller voir sa banque ? Personne. La Banque de France concède que sa méthode n'aboutit qu'à des «estimations».
Les fonds centralisés : entre prêts et marchés
Voilà pour les ressources du livret développement et du livret A qui restent aux banques. Celles qui sont transférées à la Caisse des dépôts - environ 60% - sont versées (avec les fonds du livret d'épargne populaire) dans ce que la loi appelle un «fonds d'épargne». Sur ce pan-là, les choses sont un peu plus claires.
L'article 221-7 du CMF dispose que cet argent doit être affecté «en priorité au financement du logement social». Toutefois, «une partie des sommes peut être utilisée pour l'acquisition et la gestion d'instruments financiers».
De fait, la CDC centralise environ 245 milliards d'euros au titre du Livret A, LDDS et LEP, selon son rapport annuel du fonds d'épargne. Elle ajoute dans ce «fonds d'épargne» 20 milliards de fonds propres. De là, 185 milliards (environ 70% du total) sont consacrés à des prêts d'intérêt général, majoritairement pour la politique de la ville, ou la construction ou réhabilitation de logements sociaux. Et le reste, un tiers, va à des actifs financiers, c'est-à-dire des obligations ou des actions. Dont rien n'oblige qu'elles soient «vertes».
Flux verts
La situation change un petit peu fin 2017. Le 11 décembre, en clôture du Climate Finance Day à Paris, le ministre de l'Economie et des Finances, Bruno Le Maire, précise que «désormais, chaque euro placé dans un LDDS centralisé à la Caisse des dépôts sera associé à un projet contribuant effectivement à la transition énergétique ou à la réduction de l'empreinte climatique de notre modèle économique.»
«On fait plus de prêts "verts" qu'on ne centralise d'argent au titre du livret développement», se félicite également la Caisse des dépôts. Qui assure que l'argent du livret de développement durable ne sert désormais qu'à des prêts «verts» - comme les éco-prêts et aqua-prêts. Le rapport de l'OER de 2017 semble le confirmer : «Les prêts verts financés sur épargne réglementée (3,1 milliards d'euros) dépassent la collecte nette, i.e. la variation d'encours, du LDDS centralisée à la CDC (1,7 milliard d'euros).»
Mais cela ne veut pas dire que tous les fonds actuellement centralisés au titre du LDDS (environ 60 milliards) sont utilisés pour des prêts verts. En effet, Bercy et la CDC précisent qu’ils parlent bien des flux, c’est-à-dire des nouveaux dépôts au titre de LDDS qui sont centralisés à la caisse. Cet engagement (qui n’est pas légalement contraignant) est le seul fléchage qui différencie le livret développement durable du livret A.
Aussi, l'appelation prêts «verts» est à prendre avec précaution : elle ne désigne pas un label ou d'une norme, reconnaît la Caisse. Bercy donne cette lecture des prêts «verts» : «Essentiellement des prêts au secteur HLM et aux collectivités locales destinés à financer la rénovation énergétique de leur parc.»
En résumé : Aucun changement législatif n'est venu consacrer le «solidaire» du livret développement durable et solidaire. Le LDDS et le livret A sont très largement employés de la même manière. Environ 40% restent aux banques, qui, pour l'essentiel, prêtent à des PME, sans qu'il soit possible de savoir lesquelles - elles sont également censées financer des travaux d'économie d'énergie dans le bâti ancien, mais rien ne permet d'être certain que ce soit le cas. Les 60% restants sont centralisés à la Caisse des dépôts et consignation, qui l'utilise majoritairement pour des prêts d'intérêt généraux - notamment pour financer de l'habitat social ou des politiques de la ville - mais a aussi pu s'en servir pour acheter des actions et des obligations. Dorénavant, la CDC et le ministère assurent que l'argent centralisé au titre du LDDS est utilisé pour des prêts «verts».
La faible transparence du système, voire les risques que le livret développement serve à financer des projets très éloignés de la protection de l’environnement, pousse plusieurs ONG et des élus à se mobiliser.
Depuis 2017, Attac et 350.org militent pour encadrer l'utilisation de ces fonds par la Caisse des dépôts. Dans un rapport de janvier, le Conseil économique, social et environnemental propose de «réformer le Livret de développement durable et solidaire afin que les sommes déposées sur ces livrets soient obligatoirement placées dans des fonds labellisés [Investissement socialement responsable]», et que le taux du LDDS soit majoré par rapport à celui du livret A. Tout récemment, le PCF et les insoumis proposaient une loi pour plus de transparence dans l'usage fait par les banques des fonds du LDDS.
Article écrit avec l'aide d'Adeline Mullet, étudiante de la 93e promotion de l'ESJ Lille, dans le cadre d'un partenariat entre Libération et l'école de journalisme.