Question posée sur Twitter le 27/03/2019
Bonjour,
Vous nous posez cette question après la publication d'un article sur le site de la Lettre A, lettre d'information payante spécialisée sur l'actualité politique, économique et médiatique.
On y apprend qu'une enquête préliminaire sur un forum organisé par Libération au Gabon en 2015 a été ouverte. Dans le cadre de cette enquête, Laurent Joffrin, directeur de la rédaction, et Pierre Fraidenraich, à l'époque directeur opérationnel et aujourd'hui directeur général de BFM Business, ont été entendus comme témoins par les enquêteurs.
Dans son article, la Lettre A détaille les liens entre Pierre Fraidenraich et l'un des très proches d'Ali Bongo, Maixent Accrombessi, aujourd'hui «haut représentant personnel» du président gabonais :
«L'organisateur du forum, Pierre Fraidenraich, était alors associé en affaires avec Evelyne Diatta-Accrombessi, épouse de Maixent Accrombessi. Il avait travaillé au lancement de la chaîne de télévision panafricaine Edan, fondée et dirigée par Evelyne Diatta-Accrombessi. La société Dinojo SAS (détenue par la famille Fraidenraich) était devenue actionnaire de la chaîne en janvier 2015. L'actionnaire majoritaire d'Edan, via une filiale immatriculée aux îles Vierges britanniques, le fonds TransAfrica Capital d'Ivor Ichikowitz. Ce magnat sud-africain est l'un des principaux fournisseurs de matériel militaire du Gabon (Intelligence Online du 07/09/16). Formellement, la chaîne est détenue par une société britannique, domiciliée jusqu'en 2017 dans les bureaux londoniens du cabinet Mossack Fonseca, au centre de l'affaire des Panama Papers. Edan était aussi présente à Paris et a loué pendant deux ans (2016-2017) le dernier étage du siège d'Europe 1, rue François Ier.»
Toujours selon la Lettre A, l'enquête aurait été ouverte après un signalement de Tracfin concernant des flux financiers entre le Gabon et la France.
Profondes réticences en 2015 à «Libé»
En 2015, Libération avait exporté ses Forums citoyens pour la première fois dans un pays étranger, en l'occurrence le Gabon.
Le premier Forum africain de Libé s'était déroulé les 9 et 10 octobre 2015 à Libreville, au stade de l'Amitié, construit pour accueillir des matchs de la Coupe d'Afrique des nations de football, et qui peut accueillir jusqu'à 40 000 personnes.
Au menu de ces deux jours : des débats sur des thèmes tels que les défis de la démocratisation, la croissance, les liens entre la France, l'Europe et l'Afrique, le défi terroriste, l'Afrique verte, la révolution numérique ou le défi de l'indépendance journalistique en Afrique. Réunissant à chaque fois des membres du gouvernement gabonais et de l'opposition, ainsi que des associations ou des ONG, comme réclamé à l'époque par la SJPL de Libération.
La première table ronde, consacrée aux défis de la démocratisation au Gabon réunissait par exemple Marc Ona Essangui, secrétaire exécutif de l’ONG Brainforest, Gorges Mpaga (président du réseau des organisations libres de la société civile pour la bonne gouvernance au Gabon), Chantal Uwimana (directrice Afrique de Transparency International), Alain-Claude Billie Bi Nze (ministre de la Communication et porte-parole du gouvernement gabonais), Yves Leterme (ancien Premier ministre de la Belgique), Jean-Valentin Leyama (directeur de cabinet adjoint du président de la République gabonaise).
A l'époque, les journalistes de Libération avaient exprimé de profondes réserves quant à ce Forum au Gabon, par crainte notamment de servir les intérêts du régime gabonais.
Certains journalistes de Libé avaient refusé de se rendre au Gabon dans le cadre du forum. Selon plusieurs membres de la société des rédacteurs en 2015, la direction avait à l'époque laissé entendre qu'en cas d'opposition frontale de la rédaction, l'ensemble de l'activité Forum de Libération pourrait être abandonnée, débouchant ainsi sur un nouveau plan social.
A l'époque, la SJPL avait exigé que Libération ne dégage pas un seul centime de bénéfice dans cette affaire, comme exprimé dans un mail adressé à la rédaction, datant du 17 juillet 2015 :
«Nous avons demandé que soit réalisée, pour ces deux forums [un autre devait, à l’époque, aussi se tenir au Maroc, ndlr] une "opération blanche", c’est-à-dire qu’aucune marge, aucun bénéfice ne soit dégagé et ne rentre dans les caisses du journal. Tout bénéfice (après déduction des coûts de transport, de logement, de captation, d’impression des programmes et des salaires du développement) sera donc reversé localement – dans la formation de journalistes gabonais ou via Reporters sans frontières au Gabon. Cette exigence a été acceptée et nous serons particulièrement vigilants sur le bilan comptable de ces deux forums».
Au final, le comité d’indépendance éditoriale, composé du directeur de la publication, Laurent Joffrin, la directrice marketing, Valérie Bruschini, et Maria Malagardis, Dominique Albertini, Célian Macé, tous trois journalistes, avaient approuvé la tenue du forum avec 4 voix pour, 1 abstention, et 0 voix contre.
Quelques mois plus tard, un bilan comptable avait été présenté aux membres de la SJPL, indiquant ce que ce forum avait coûté à Libération, et ce qu'il lui avait rapporté (environ 30 000 euros, selon la direction). Aucune autre remontée d'argent n'avait été évoquée.
«Complément d’argent»
Après la publication de l'article de la Lettre A, la rédaction de Libération s'est rendu compte que ce bilan du forum n'était pas fidèle à la réalité.
Lors de la conférence mercredi, Laurent Joffrin a concédé devant une partie de la rédaction avoir été au courant d'un «important complément d'argent» versé à Libération.
Selon nos informations, au printemps 2015, après signature d'un premier contrat, Libé et sa holding PMP ont reçu chacun un versement, quasi équivalent, pour un montant total, selon la direction, de 3,45 millions d'euros.
Les prestations facturées par Libération s'élèvent, elles, à 450 000 euros, toujours selon la direction. Soit un gain d'environ 3 millions, auquel il faut retrancher une commission de 450 000 euros versée à une intermédiaire. Au total, le gain net représenterait donc 2,5 millions d'euros pour la holding PMP. En violation, donc, des engagements pris par la direction auprès des représentants des salariés en 2015.
Interrogé par la rédaction sur la rupture de cet engagement, Laurent Joffrin a insisté sur le fait que ces versements étaient parfaitement légaux, et que le forum était inattaquable sur le plan éditorial, en raison notamment de la présence d'ONG et de membres de l'opposition gabonaise. Il a assuré avoir «laissé agir» pour le bien de l'entreprise.
«Aucune contrepartie»
L'équipe a également appris mercredi le versement d'une commission, à hauteur de 450 000 euros, à une intermédiaire. Cette somme a été confirmée par la cogérance de Libération. Selon celle-ci, la bénéficiaire serait Nadine Diatta, sœur d'Evelyne Diatta-Accrombessi, épouse du directeur de cabinet du président gabonais. Cette dernière est par ailleurs, comme l'a révélé la Lettre A, associée en affaires avec Pierre Fraidenraich.
Ce dernier a reconnu que sa société familiale détenait à l'époque 5% d'une chaîne de télévision panafricaine, Edan, fondée et dirigée par Evelyne Diatta-Accrombessi. «Cette participation a été depuis cédée sans aucune contrepartie que ce soit. Je n'ai jamais perçu la moindre rémunération ni touché de dividende d'Edan», a-t-il assuré à la Lettre A.
Selon la cogérance de Libération, c'est Pierre Fraidenraich qui a été à l'origine du forum au Gabon. Contacté par CheckNews, il ne souhaite pas faire de commentaire.
Réunie en assemblée générale mercredi dans l’après-midi, la rédaction de Libération a décidé de se réunir à nouveau jeudi pour «en tirer les conséquences». La rédaction a publié un communiqué en début de soirée. Avant cela, la cogérance de Libération, composée de Clément Delpirou et Laurent Joffrin, avait également publié un communiqué sur notre site. Enfin, un article signé par des journalistes du service en charge de l’actualité judiciaire à Libé sera publié jeudi dans les pages du journal.