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Libération a-t-il minoré la responsabilité de Cesare Battisti ?

Au début des années 2000, le journal s’est opposé à l’extradition de l’Italien au nom d’une politique portée par François Mitterrand. Il a ainsi été le porte-voix des soutiens de Battisti sans pour autant nier la culpabilité de ce dernier.
(montage Libération)
par Emma Donada et Bénédicte DUMONT
publié le 29 mars 2019 à 12h45

Question posée par Alexandre le 25/03/2019

Bonjour,

Vous nous avez posé cette question : «Libération a-t-il volontairement minoré la responsabilité de Cesare Battisti quant aux crimes pour lesquels il a été condamné, et ce pendant de nombreuses années ?»

Après quarante ans d’exil entre la France et l’Amérique latine, l’Italien Cesare Battisti a été extradé en janvier 2019 de Bolivie pour purger une peine de réclusion à perpétuité. Il avait été condamné par contumace dans les années 80 pour quatre crimes, mais continuait de clamer son innocence.

Lundi 25 mars, l'ancien membre des Prolétaires armés pour le communisme «a finalement corrigé sa version des faits», expliquait notre collègue correspondant à Rome, Eric Jozsef, dans Libération :

«C'est vrai, je confirme tout ce qui est écrit dans les verdicts de condamnation : c'est moi qui ai tué Santoro [un gardien de prison, ndlr] et Campagna [un fonctionnaire de police] et j'ai été le commanditaire du meurtre de Torregiani et Sabbadin [deux commerçants]. Je demande pardon à tous», a-t-il dit d'après les propos rapportés du procureur Alberto Nobili et de son avocat.

Cesare Battisti a aussi expliqué ne «jamais [avoir] été victime d'injustices». «Je me suis moqué de tous ceux qui m'ont aidé, je n'ai même pas eu besoin de mentir à certains d'entre eux», a-t-il déclaré. «Une confession qui suscite aujourd'hui les sarcasmes de la classe politique et de la presse transalpines, qui n'ont jamais compris les appuis dont l'ancien terroriste a pu bénéficier à Paris», observe Eric Jozsef qui rappelle plus tôt dans l'article que Libération a compté parmi les soutiens de Battisti.

La doctrine Mitterrand «ne pouvait s’appliquer à Battisti»

Dans la lettre politique du 26 mars, Laurent Joffrin, le directeur de publication du journal est revenu sur ce soutien évoqué par le correspondant à Rome. Il explique qu’il s’agissait de défendre surtout la politique de non-extradition portée par François Mitterrand à partir de 1985 :

«Certains ont défendu Battisti – Libération notamment – au nom du respect de la parole de la France. Le président Mitterrand avait en effet, au début des années 80, statué à des fins d'apaisement que les Italiens poursuivis en Italie et réfugiés en France ne seraient pas extradés, à condition qu'ils n'aient pas de sang sur les mains et qu'ils aient renoncé à toute lutte armée. Jacques Chirac en avait décidé autrement et Battisti avait de nouveau pris la fuite. La position avait une certaine logique : le geste de François Mitterrand avait soustrait à la justice italienne un certain nombre de militants impliqués dans les "années de plomb", mais ceux-ci n'ont jamais récidivé et se sont fondus dans la société française», peut-on lire.

«En revanche, il apparaît maintenant que la « doctrine Mitterrand » ne pouvait s’appliquer à Battisti, qui avait bien « du sang sur les mains »», concède-t-il. Surtout, le journaliste Karl Laske a révélé en 2012 dans son livre «La mémoire du plomb» (Stock) que Cesare Battisti n’était pas protégé par la doctrine Mitterrand.

D’après les recherches effectuées par le service de documentation de Libé, la rédaction n’a jamais affirmé que Battisti était innocent (même si une tribune de l’écrivaine Fred Vargas en 2006 remettait en cause sa responsabilité dans les crimes qui lui sont reprochés).

D’auteur de polar à figure politique

Qu'a vraiment écrit Libé sur Cesare Battisti ? Peu de choses avant le début des années 2000. C'est ce qui ressort des recherches dans les archives. Le premier article qui mentionne Cesare Battisti remonte à 1998. A cette époque l'Italien est réfugié en France. Cet article écrit par Jean-Baptiste Marongiu ne porte pas sur les crimes qui lui sont reprochés, mais sur Dernières Cartouches (éditions Joëlle Losfeld, 170 pp.), un de ses polars grâce auxquels il a acquis une certaine notoriété.

En 2000 précisément, Libération publie les bonnes feuilles de l'un de ses romans dans le cadre d'une série d'été de nouvelles publiées quotidiennement dans les pages du journal.

«Le cas Battisti n'existait pas avant 2001», se rappelle Eric Jozsef. A cette date-là, et alors que l'Italien est réfugié en France, «la doctrine Mitterrand est remise en cause, avec le retour de Berlusconi au pouvoir, le 11 septembre, qui attire l'attention sur les anciens terroristes, et la coopération européenne qui se renforce. Battisti devient alors l'un des personnages centraux car il avait notamment de la visibilité dans le monde intellectuel et une attitude presque provocatrice vis-à-vis des Italiens [en proclamant son innocence, ndlr] ce qui a attiré l'attention sur lui», analyse-t-il.

Un premier portrait en 2001

Ainsi, en avril 2001, Libération publie un portrait de Cesare Battisti (le journal en publiera cinq en tout) : «L'homme aux semelles de plomb». Voici ce qui est écrit sur les meurtres pour lesquels il a finalement reconnu sa responsabilité : «Tant qu'il ne franchit pas les frontières de l'Hexagone, Cesare Battisti est ainsi protégé de la justice italienne qui l'a condamné à perpétuité pour quatre meurtres et une soixantaine de braquages, en juin 1979.» «Je ne me suis pas défendu. Politiquement, j'assume tout. Mais il faut savoir, par exemple, que l'un de ces meurtres a été commis à Venise à 14 heures, et un autre, le même jour à Milan, à 14 h 25. Ce genre de détail m'a sauvé devant la justice française, qui a refusé mon extradition.»

Et plus loin : «L'Italie maintient la pression sur le thème : ces gens-là ne sont pas forcément les pépères rangés, des révolutionnaires en retraite, mais peut-être les maîtres d'œuvre des attentats qui ont secoué récemment la péninsule. Cesare Battisti explique, lui, que sa guerre est finie. Mais, comme le héros de son premier polar, il se sent traqué par une collusion de gens aux intérêts divers, qui n'en finissent pas de vouloir "faire expier leurs rêves" aux anciens militants de l'ultragauche.»

Reprise de l’affaire en 2004

La couverture du cas par le journal s'intensifie en 2004. Cesare Battisti fait l'objet de trois une cette année-là. En février, l'affaire reprend avec la mise sous écrou de l'Italien en vue de son extradition. Libération titre en une sur les soutiens des écrivains qui se sont rendus devant la prison de la Santé où il était pour demander sa libération. A l'intérieur du journal, on retrouve un article intitulé «Battisti, prisonnier de son passé», qui décrit la mobilisation de ces intellectuels et de certains politiques, parmi lesquels Philippe Sollers et le responsable d'extrême gauche Alain Krivine, et un portrait (intégré au dossier du jour, appelé «Evénement» à Libé) de Jean-Baptiste Marongiu qui retrace sa carrière littéraire.

On pouvait aussi y lire un éditorial en défense de la politique d'accueil de la France et donc contre l'extradition de Cesare Battisti (comme l'explique Laurent Joffrin dans sa lettre). «Ce qui se joue dans l'affaire Cesare Battisti est assurément la valeur d'une parole donnée par un président de la République au nom de la France et que son successeur paraît sur le point de renier. Quand François Mitterrand s'engage à accorder l'asile à des militants politiques italiens dans les années 80 dès lors qu'ils auraient clairement rompu avec les méthodes violentes leur ayant valu des poursuites, il s'inscrit dans le meilleur de la tradition humaniste française», écrit ainsi Jean-Michel Helvig dans un texte intitulé «Parole donnée». Dans un autre article, la journaliste Dominique Simonnot revient justement sur cette politique de non-extradition des réfugiés italiens.

En juillet 2004, nouvelle une et nouvel événement après que la cour d’appel de Paris a rendu un avis favorable à l’extradition de l’Italien. Là encore, Antoine de Gaudemar, à l’époque directeur de la rédaction, écrit un édito pour défendre la doctrine Mitterrand. Rebelotte en août. L’ex-militant qui s’est souscrit à son contrôle judiciaire est introuvable depuis une dizaine de jours. Il réapparaît à travers un courrier envoyé à ses avocats dans lequel il s’adresse à la justice française.

Une place plus large donnée à ses soutiens

Le journal a aussi publié plusieurs tribunes. La majorité est en faveur de Cesare Battisti, que ce soit au nom du respect du principe de non-extradition ou de l’amnistie politique. Parmi les textes en sa faveur, on retrouve par exemple ceux-ci, tous publiés en 2004 :

- un texte intitulé «M. Aillagon[ministre de la Culture, ndlr], intervenez pour Battisti», signé par Jacques Audiard, scénariste et réalisateur, Enki Bilal, dessinateur et cinéaste, Fred Vargas, romancière, Pierre Vidal-Naquet, historien, qui plaide contre son extradition ;

- une tribune du poète et romancier Nanni Balestrini et du philosophe Toni Negri, «l'un des maîtres à penser de l'extrême gauche italienne», d'après les mots de notre collègue Robert Maggiori.

- une tribune rédigée par les avocats de Battisti.

A l'inverse, une tribune intitulée «L'Italie, une mémoire à vif», publiée en 2004 également et rédigée par Ester Dominici, bibliothécaire, Vincenzo Innocenti, éditeur, Barbara Meazzi, maître de conférences, Enzo Morreale, fonctionnaire, Enzo Pezzuti, entrepreneur culturel, et Gilda Piersanti, écrivaine, s'interroge sur «les contresens français» sur l'affaire Battisti et la justice italienne : «Ce qui nous peine et nous effraie aujourd'hui, en entendant le chœur qui s'est levé dans la presse française pour soutenir Cesare Battisti, est la piètre image qui se dégage de l'Italie, l'ignorance de l'histoire italienne et la confusion la plus totale entre le gouvernement actuel et les sentences rendues par une magistrature qui, non seulement constitue la cible majeure de Silvio Berlusconi, mais a donné à différentes reprises de larges et héroïques preuves de son autonomie vis-à-vis des pouvoirs politique, économique et mafieux.» Dans un article de 2007 (dans le cadre d'un nouvel événement sur le sujet), le correspondant de Libération à Rome, Eric Jozsef, rappelle d'ailleurs cette incompréhension entre les gauches italienne et française.

Des débats en interne

Cette place accordée aux soutiens de Cesare Battisti a provoqué des débats en interne. «La solidarité des sensibilités politiques faisait qu'on était prêt à défendre [Battisti] même si on avait des doutes», résume Sabrina Champenois, actuelle cheffe du service société de Libé. A l'image du milieu intellectuel, les journalistes de Libération ont été touchés par cet écrivain reconnu. Dans le milieu du polar, en particulier (auquel appartenaient certains journalistes), «il y avait un côté famille à l'époque encore prégnant», se souvient-elle. «Il y avait une solidarité vis-à-vis d'un auteur bien considéré, mais cela n'a jamais été très joyeux. Il [Battisti, ndlr] avait un côté traqué, à l'époque il était concierge : c'était un aspect qui nous touchait», convient-elle.

Par ailleurs, «il y avait un double débat sur sa culpabilité et le fait qu'il puisse obtenir l'asile», se rappelle Antoine de Gaudemar. Au journal, «il y avait des anciens liens avec l'extrême gauche politique», explique Laurent Joffrin à CheckNews. Aussi, Libération comptait parmi ses journalistes des réfugiés italiens, comme Lanfranco Pace, alias Edouard Mir (qui n'était plus chez Libé en 2004), ou Jean-Baptiste Marongiu. Les journalistes étaient donc particulièrement sensibilisés à la cause des réfugiés italiens, même si les premiers concernés étaient loin d'être les plus convaincus.

«Les connaisseurs de la vie italienne étaient beaucoup plus prudents – notamment le correspondant de Libération à Rome, Eric Joszef – et faisaient remarquer que les charges pesant sur le terroriste présumé (et désormais avéré) étaient bien plus solides que ce qu'on en disait en France», observe Laurent Joffrin dans sa lettre.

Prise de bec avec Fred Vargas

Eric Jozsef en témoigne : «Tout s'est toujours très bien passé à Libération, sauf avec Battisti», notamment sur des questions sémantiques. L'emploi du terme «terroriste» pour le qualifier, a ainsi fait l'objet de débats, et n'est apparu qu'en mars dans les pages du journal, par exemple. «C'est un détail mais qui montre la difficulté qu'il y avait à raconter Battisti», commente le journaliste.

Eric Jozsef s'était aussi expliqué dans les pages du journal en 2006 par tribune interposée avec Fred Vargas qui avait pris fait et cause pour Battisti (et le pense encore innocent, malgré ses aveux).

La romancière s'était attaquée à un de ses articles sur une des victimes de Battisti. Elle rappelle que l'Italien n'était pas présent sur les lieux du crime (il en avait en fait été le commanditaire) et clame son innocence : «Cesare Battisti n'était pas sur les lieux de l'attentat, et l'enfant fut touché par une balle perdue de son propre père. Faits reconnus par la justice italienne elle-même, faits reconnus par Alberto Torregiani, faits soigneusement écartés de l'article. […] Pourquoi Libération ne livre-t-il pas aujourd'hui à ses lecteurs cette vérité ? Et quel maître servent donc les journalistes ? La rumeur, la haine aveugle, ou bien l'Histoire ? Beaucoup d'entre eux auraient certes préféré que Battisti ait tiré sur l'enfant. Mais ce n'est pas le cas. Préféré que Battisti eût été chef des PAC et commandité l'attentat. Ce n'est pas le cas non plus. Préféré que Battisti fut impliqué dans les trois autres attentats meurtriers des PAC. Ce n'est pas le cas», estime-t-elle.

Ce à quoi Eric Jozsef avait répondu : «L'article mentionné par Fred Vargas ne laisse nullement entendre que Battisti se trouvait sur les lieux de la fusillade. Concernant ce dernier, il se borne à rappeler que, soupçonné d'être un des chefs des PAC, il a été condamné par contumace en 1988 par la cour d'assises de Milan. […] Défendre la doctrine Mitterrand sur l'accueil des anciens activistes ayant rompu avec "la machine infernale" du terrorisme ne doit pas interdire de rendre compte de la parole des victimes, ni même de chercher à reconstruire la réalité des années de plomb en Italie.»

Edit 31/03/2019 : Karl Laske a révélé en 2012 dans son livre «La mémoire du plomb» (Stock) que Cesare Battisti n’était pas protégé par la doctrine Mitterrand.

Cordialement