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Taha Bouhafs est-il journaliste ?

Suite à son arrestation et la confiscation de son téléphone portable, le reporter de «Là-bas si j'y suis» Taha Bouhafs a reçu le soutien de 23 sociétés de journalistes, mais pas de toute la profession. Certains lui reprochant son caractère militant ou sa proximité avec La France insoumise.
Photo (Yann Castanier/Yann Castanier)
publié le 20 juin 2019 à 6h56

Question posée par Aymeric le 13/06/2019

Bonjour,

Alors qu'il couvrait une manifestation de travailleurs sans papiers devant le Chronopost d'Alfortville (Val-de-Marne), Taha Bouhafs, reporter du site d'information Là-bas si j'y suis a été interpellé et placé près de vingt-quatre heures en garde à vue le 11 juin. Il est ressorti du commissariat avec l'épaule déboîtée et sans son outil de travail : son téléphone portable placé sous scellé et remis au parquet. Au sein de la profession des journalistes et sur les réseaux sociaux, de nombreuses voix se sont élevées pour dénoncer cette arrestation et la confiscation de son outil de travail, mais d'autres journalistes refusent de considérer Taha Bouhafs comme l'un des leurs. Il serait au mieux un «journaliste militant», voire un simple «militant».

Taha Bouhafs répond à plusieurs critères définissant un journaliste

Sur quels critères doit se juger la qualité journalistique de Taha Bouhafs ? CheckNews fait le point sur le débat qui agite (une partie de) la profession depuis une semaine.

La situation professionnelle ? L'article L7111-3 du code du travail définit le journaliste professionnel comme «toute personne qui a pour activité principale, régulière et rétribuée, l'exercice de sa profession dans une ou plusieurs entreprises de presse, publications quotidiennes et périodiques ou agences de presse et qui en tire le principal de ses ressources». C'est actuellement le cas de Taha Bouhafs puisqu'il est salarié, depuis la fin de l'année 2018, du site d'actualités Là-bas si j'y suis, créé par Daniel Mermet en 2015 et qui est reconnu par la Commission paritaire des publications et agences de presse. Du point de vue du code du travail, Taha Bouhafs est donc bien un journaliste professionnel.

Un de ses collègues ajoute que contrairement à ce qu'avancent certaines personnes sur les réseaux sociaux, Taha n'est pas un journaliste «indépendant» car «il est en contrat dans une rédaction, dont la ligne édito est claire depuis trente ans : plus près des jetables que des notables».

Sur sa possession de la carte de presse ? Taha Bouhafs assure à CheckNews qu'il est en train de monter son dossier pour l'obtenir. Elle n'est de toute façon pas obligatoire pour exercer le métier de journaliste. Elle n'est pas un prérequis mentionné dans la définition du code travail. Ajoutons qu'elle est parfois difficile à obtenir, comme nous l'avions expliqué lors d'un article récent à propos de Gaspard Glanz, journaliste pour l'agence Taranis News (qu'il a fondée).

Sa formation ? A 22 ans, Taha Bouhafs indique ne pas avoir le bac. Au même âge, le journaliste Jean-Michel Aphatie ne l'avait pas non plus. Logiquement, Bouhafs n'a pas fait d'école de journalisme reconnue par la profession. Ce qui n'a rien d'exceptionnel : lorsque CheckNews avait analysé le profil de 159 journalistes de la rédaction de Libération, il en était ressorti que 49 d'entre eux n'étaient pas diplômés de ces cursus.

Pour son employeur Daniel Mermet, cela n'est pas un problème, bien au contraire : «Il n'a pas été formaté.» Le fondateur de Là-bas si j'y suis raconte avoir recruté le jeune homme après avoir entendu parler de lui pour ses enregistrements d'Alexandre Benalla le 1er mai 2018. Après l'avoir reçu dans son émission enregistrée à la Fête de l'Humanité en septembre 2018, il lui donne sa chance à partir du 8 décembre. «C'est sur ses qualités de très jeune journaliste qui se précipite sur des situations très vite qu'il a été recruté. Il a été très malin sur Benalla et très malin sur les gilets jaunes. Il est là, où je ne vais pas. Il est très réactif et il est rejoint par pas mal de public sur les réseaux sociaux. Il aurait été un grand photographe de presse. On lui a acheté une petite caméra de poing mais il préfère utiliser son téléphone», confie Daniel Mermet, tout en ajoutant que sa nouvelle recrue «est encore en formation» et que pour se professionnaliser «il va falloir qu'il creuse, qu'il construise les dossiers sur lesquels il travaille. Il ne peut pas se contenter d'émotions».

Ses proches reconnaissent sa capacité à être au bon endroit au bon moment, comme l'explique son ami Youcef Brakni, membre du Comité Adama à StreetpressDans le Courrier de l'Atlas, le député insoumis Eric Coquerel le présentait comme «un véritable Rouletabille radical, c'est-à-dire qu'il est partout où il faut. Il a une vision de journaliste mais évidemment au service d'un militant politique. Moi je suis assez halluciné du sixième sens qu'il a: il est partout où il faut être». Ce jour-là, Bouhafs commençait à couvrir les manifestations pour Là-bas si j'y suis.

Sa production journalistique ? Depuis le 8 décembre 2018, date du début de sa collaboration avec Là-bas si j'y suis, environ 180 vidéos et une vingtaine de photos ou documents crédités Taha Bouhafs ont été diffusés sur le compte Twitter du média. Elles montrent majoritairement des scènes de manifestations ou de courtes interviews tournées lors des manifestations qui donnent la parole aux gilets jaunes, de lycéens et d'étudiants, de syndicalistes, de sans-papiers ou d'Algériens contre la candidature de Bouteflika.

Il a également cosigné une enquête «sur les étranges méthodes d'Ismaël Emelien, ex-conseiller du président de la République et chargé de la cellule de riposte de l'Elysée au moment de l'affaire Benalla» et une autre sur l'implication d'un militant d'extrême droite dans le mouvement des gilets jaunes.

La reconnaissance de ses pairs ? Suite à son interpellation le 11 juin à Alfortville, 23 sociétés de journalistes et de rédacteurs de médias traditionnels (dont Libération) lui ont apporté leur soutien dans une tribune conjointe, où ils dénoncent l'arrestation et surtout la confiscation de son principal outil de travail : son téléphone portable, où sont sauvegardées ses conversations avec ses sources et les vidéos qu'il filme pour Là-bas si j'y suis. Selon eux, la mise sous scellé constitue «une nouvelle atteinte à la liberté de la presse, mais aussi au secret des sources, pierre angulaire de notre profession». Les journalistes indépendants David Dufresne ou Gaspard Glanz, dont la légitimité avait aussi été mise en doute, ont également appelé à la solidarité avec Bouhafs.

Son engagement militant est-il incompatible avec la pratique du journalisme ?

Mais ce soutien n'est pas partagé par toute la profession, notamment les journalistes Robert Namias et Claude Weill, ni par certains internautes, souvent à la préférence affichée pour le gouvernement, que Taha Bouhafs surnomme les «bots macronistes». Selon eux, le jeune homme ne doit pas être considéré comme un journaliste (certains l'excluant ainsi du droit à la protection sur le secret des sources) car il serait militant de La France insoumise. L'autre reproche qui lui est fait, récurrent, est sa participation à la propagation de la rumeur d'un étudiant mort à Tolbiac en avril 2018.

Difficile de nier à Taha Bouhafs le qualificatif de «militant», quand lui-même se définit comme «Journaliste. Militant des quartiers populaires» sur le réseau social Twitter, où il est suivi par plus de 18 400 personnes.

Capture d’écran du compte Twitter de Taha Bouhafs

Avant de se faire connaître en tant que vidéaste, Taha Bouhafs s'est d'abord fait remarquer en 2017 en tant que plus jeune candidat aux élections législatives, à 19 ans, sur une liste La France insoumise. Après sa défaite dans la deuxième circonscription de l'Isère, il continue son engagement chez LFI, où il est souvent vu aux côtés des députés Eric Coquerel et Danièle Obono. En plus du mouvement de Jean-Luc Mélenchon, on le voit aux côtés du Comité Adama (en hommage pour Adama Traoré), ainsi que dans de nombreuses luttes avec les lycéens et étudiants contre Parcoursup, avec les salariés du McDo de Marseille, aux côtés des gilets jaunes. Contactée par CheckNews, Danièle Obono défend celui qu'elle considère aujourd'hui «comme un ami, comme un camarade ; et pour son intervention publique comme un journaliste». La députée note que l'exigence déontologique focalisée sur lui, n'est pas appliquée à toute la profession : «Il ne sort pas d'une école ou d'un milieu socialement restreint et se retrouve soumis à un jugement et à une critique qui ont des biais sociaux. Qu'il soit jugé en fonction de ce qu'il fait, d'accord, mais alors il faut aussi qu'il le soit en fonction de ce que font les autres. Il y a des propos ou des vidéos qui sont produites et diffusées par des personnes avec des cartes de presse qui sont totalement faux ou orientés et ça ne pose pas de problèmes.»

Le fait d'afficher sa proximité avec ses amis de La France insoumise ou d'associations ne nuit-elle pas à sa considération en tant que journaliste ? Interrogé par CheckNews, Taha Bouhafs indique ne plus être impliqué à La France insoumise, «ce qui ne m'empêche pas d'apprécier certaines de leurs positions ou de les critiquer. Mais je ne vois pas pourquoi je devrais me justifier parce que j'ai eu un passif politique». De manière générale, il n'apprécie pas le qualificatif de «journaliste militant», qui lui a été affublé par de nombreux médias après son interpellation : «Je ne vois pas en quoi je suis plus ou moins militant que Christophe Barbier ou Nathalie Saint-Cricq. Pour eux, la doctrine libérale, c'est censé être la vérité absolue. Aujourd'hui quand on raconte autre chose que la masse des autres médias, on est catalogué militant. L'étiquette militant je serais OK, si on la donne aux autres. Quand ce n'est que pour moi, ça veut dire que je suis journaliste mais pas trop quand même.»

Interrogé par CheckNews, l'universitaire Alexis Lévrier, spécialiste de l'histoire du journalisme, qui a publié une série de messages sur le cas Bouhafs, considère «qu'on peut être journaliste et militant. Je pense qu'il ne faut pas partir du principe que ça soit antinomique. Cet argument est employé par ceux qui cherchent à le discréditer. Sans remonter jusqu'à Jaurès et Clemenceau, on peut citer le travail de Ruffin, au sein de Fakir, qui est tout à fait journalistique». Il estime que la qualité journalistique de Taha Bouhafs doit être jugée sur le critère du «rapport à la vérité» propre au journalisme. N'ayant débuté que depuis quelques mois dans ce milieu, l'historien des médias estime qu'«on manque de recul pour juger son cas».

L’erreur de Tolbiac

En avril 2018, Taha Bouhafs est impliqué dans les mouvements de protestation contre Parcoursup et les blocages des universités. Sur Twitter, où il est déjà suivi par des milliers de personnes, il capture la mobilisation mais aussi les dispositifs policiers et ses dérives, comme ces écussons non réglementaires portés par les forces de l'ordre. Sa notoriété et son activisme sur les réseaux sociaux vont cependant lui jouer un tour. Le 20 avril 2018, en pleine évacuation par la police de la faculté de Tolbiac, on le voit tenter de forcer un cordon policier, puis insulter copieusement des policiers de «grosses merdes». Ce jour-là, il va également participer à la diffusion d'une rumeur sur un étudiant mort ou blessé gravement, qui sera reprise par le site d'informations Reporterre et par le Média. Après enquête de CheckNews, il s'avère que les témoignages sont fallacieux.

Interrogé sur cet épisode, il regrette et explique : «Je n'étais pas journaliste à ce moment-là et je ne pensais pas que j'allais le devenir. Moi j'y ai cru parce que j'avais toutes les raisons d'y croire. Dans le contexte des violences de l'évacuation, je suis tombé dans le panneau. Ça m'a appris une chose : c'est de vérifier, de recouper et pas de seulement croire les gens sur parole. A l'époque, je filmais les manifs sur Twitter. Ce n'était pas une démarche journalistique assumée. J'ai été trompé comme le Média, comme Marianne, comme Reporterre.» 

Pour ses détracteurs, cette erreur disqualifie sa parole en tant que journaliste. Lors de l’évacuation de Tolbiac, Taha Bouhafs n’était pourtant pas journaliste et ne définissait pas non plus ainsi sur les réseaux sociaux. Il documentait les manifestations à titre militant, de la même manière que les gilets jaunes immortalisent depuis des mois leurs actions sur les réseaux sociaux avec leurs téléphones portables.

Taha Bouhafs n’était pas journaliste quand il filme Benalla

De manière similaire, de nombreux défenseurs de Taha Bouhafs, tout comme certains médias tels que CNews le présentent comme «le journaliste à l'origine de l'affaire Benalla». Le 1er mai 2018, Taha Bouhafs filme un homme casqué, mais sans uniforme, en train de frapper à coups de matraque deux manifestants, dont un homme à terre. Le Monde révélera le 19 juillet qu'il s'agit d'Alexandre Benalla, un collaborateur d'Emmanuel Macron. Si Taha Bouhafs a participé aux révélations de l'affaire Benalla, il n'était pas journaliste à l'époque et ne filmait pas ces images pour un média (mais uniquement pour ses abonnés sur Twitter).

Dans un entretien à Society, Ariane Chemin, la journaliste du Monde à l'origine de l'affaire Benalla, explique avoir traité cette source avec prudence : «Quand l'été dernier, je découvre la vidéo de la Contrescarpe, je regarde qui a filmé. Taha Bouhafs est un militant de La France insoumise, mais pour moi, il est alors le garçon qui a inventé un mort à Tolbiac. Donc je suis méfiante. Je cherche à récupérer d'autres images de la scène, je contacte des manifestants présents», tout en reconnaissant son rôle clé dans les révélations du Monde : «Soyons clairs : sans Taha Bouhafs, il n'y a pas de vidéo, donc peut-être pas d'affaire.»

Cordialement