Question posée par Julien le 03/07/2019
Bonjour,
Vous nous avez posé la question suivante : «Une vidéo circule sur les réseaux sociaux avec comme légende : "les ONG mettent en scène le sauvetage de migrants". Merci de nous éclairer.»
Vous faites référence à une vidéo devenue virale publiée sur les réseaux sociaux fin juin. Sur les images filmées depuis le ciel, on aperçoit deux bateaux : un chalutier et une embarcation de fortune, reliés entre eux par une corde. Une fois le premier arrêté, une, puis deux, puis trois personnes sautent d’un pont à l’autre. Bientôt, environ 80 personnes s’installent dans la petite embarcation attelée au chalutier. Une fois le groupe à bord, le bateau principal accélère, laissant en mer la petite embarcation et ses dizaines de passagers.
«Attendrir l’opinion»
La vidéo a été relayée sur Twitter par plusieurs personnalités du Rassemblement National, qui y voient «une mise en scène» pour simuler des naufrages et «attendrir l'opinion», comme le député Gilbert Collard et son assistant parlementaire Damien Rieu. Nathalie Germain, cadre RN dans l'Isère, partage la vidéo et commente : «La plupart des bateaux naufragés de migrants sont un buisness avec les passeurs et SOS Méditerranée pour nous faire croire qu'ils ont traversé toute la Méditerranée […] on nous prend pour des idiots.» Des posts commentés et retweetés massivement par leurs abonnés.
Sur Facebook, des internautes dénoncent ce qu'ils pensent être «une supercherie» orchestrée par les organisations non gouvernementales (ONG) pour les uns et par le gouvernement français pour les autres.
En Europe, la vidéo est reprise par plusieurs hommes et femmes politiques d'extrême droite - sans qu'ils crient pour autant à la manipulation comme en France. Le 25 juin, le député allemand Johannes Huber, membre du parti d'extrême droite AfD, la poste sur son compte Facebook, estimant que les migrants «montent à bord du bateau en bois, qui n'est pas en état de naviguer, nagent en territoire italien et y créent leur propre détresse.» Deux jours plus tard, Lise Bech, députée et membre du Dansk Folkeparti, parti populaire danois souvent accusé de xénophobie, a publié à son tour la vidéo virale. «La race humaine est décidément de plus en plus inventive», écrit-elle, sarcastique.
Salvini et Frontex
Mais c'est en fait le ministre de l'Intérieur italien Matteo Salvini qui est le premier à avoir diffusé la vidéo sur son compte Twitter, le 21 juin. En guise d'explication, il écrit dans un message partagé des milliers de fois : «Un navire de pêche transportant 81 migrants a été arrêté dans les eaux internationales, il est prêt à retourner en Afrique.»
Ces images comportent, entre autres, le logo Frontex, l'agence européenne des garde-côtes et des gardes-frontières. Le compte Twitter de Frontex partage à son tour la vidéo le 22 juin, dès le lendemain de sa publication par Salvini.
Comment Matteo Salvini a-t-il pu partager les images avant leur mise en ligne par Frontex ? L'agence européenne, qui s'appuie sur les ressources (bateaux, avions…) fournis par les pays membres de l'Union Européenne pour ses opérations, reste évasive sur le sujet : «La priorité pour nous est de coopérer avec les États membres de l'UE pour les aider dans leur mission de contrôle aux frontières. C'était le cas dans cette affaire.» Contacté, le ministère de l'Intérieur italien n'a pas répondu à nos sollicitations.
Une explication vient toutefois du message publié par Matteo Salvini sous son tweet comportant la vidéo : «La police d'État italienne a filmé la scène et a immédiatement pris des mesures pour bloquer le bateau, tandis que les sept personnes à bord ont été arrêtées.»
«Bateaux-mères»
«L'événement était tout ce qu'il y a de plus réel», nous assure Frontex. Qui explique que les images ont été filmées le 20 juin lors d'une opération de surveillance au sud de l'île italienne de Lampedusa, proche des côtes tunisiennes. «Nous voulions montrer comment Frontex aide à surveiller les frontières de l'Union Européenne», précise l'agence.
Bien loin, donc, d'une quelconque mise en scène, ou d'une tentative de démontrer le «juteux business de certaines ONG», comme l'affirment certains internautes. «C'était l'occasion de révéler comment les passeurs de clandestins utilisent les "bateaux-mères"», ces bateaux qui tractent de petites embarcations de migrants, poursuit Frontex. Un procédé particulièrement utilisé ces derniers mois pour faire passer clandestinement des personnes en Méditerranée, précise l'agence : «Cela montre à quel point les passeurs s'occupent peu des migrants qu'ils laissent seuls en mer sur des bateaux surpeuplés, sans gilet de sauvetage et peu de ravitaillement.»
Les migrants de ce bateau ont finalement été débarqués par les autorités italiennes sur l’île de Lampedusa. Quant aux sept membres d’équipage - six Égyptiens et un Tunisien - ils ont été arrêtés par la police italienne, selon Frontex, qui confirme les propos de Matteo Salvini dans son tweet.
En 2018, 6 personnes perdaient la vie chaque jour en Méditerranée, selon un rapport produit en début d'année par le Haut-Commissariat aux Réfugiés de L'ONU. L'été dernier, CheckNews vous expliquait comment l'organisation internationale pour les migrations (OIM) avait recensé les disparitions de près de 17 000 personnes depuis 2014 dans la seule Méditerranée centrale.
Mooréa Lahalle et Clara Hesse
Cet article a été réalisé dans le cadre d’un partenariat avec le CFPJ pour le journal d’application de la promotion 48.