Question posée par le 06/09/2019
Bonjour,
Lors d'une interview pour le journal italien Corriere dello Sport, l'ancien footballeur français Lilian Thuram était interrogé sur les cas de racisme dans le football, notamment dans le championnat italien, où les joueurs noirs Romelu Lukaku et Kalidou Koulibaly ont fait l'objet d'insultes racistes de la part de supporters.
À la question «La mentalité dans notre monde du football est-elle mauvaise ?», l'ancien défenseur a répondu : «Quand nous parlons de racisme, nous devons être conscients que le monde du football n'est pas raciste, mais qu'il y a du racisme en Italie, en France, en Europe, et plus généralement dans la culture blanche. Les Blancs ont décidé qu'ils sont supérieurs aux Noirs et qu'ils peuvent tout faire avec eux. Malheureusement, cela dure depuis des siècles. Et changer une culture n'est pas facile.» La phrase «les Blancs ont décidé qu'ils sont supérieurs aux Noirs» a été relevée et commentée par certains journalistes français, comme Thomas Legrand, qui y voient une forme de racisme puisque selon eux, Lilian Thuram faisait une généralité des personnes blanches.
Pour réagir à cette phrase devenue polémique, la chaîne d'information en continu CNews a invité Laurent de Béchade, qui se présente comme un «militant antiraciste», à la tête de l'Organisation de lutte contre le racisme anti-Blanc, qu'il a créée en 2017. Sur le plateau, Laurent de Béchade a alors déclaré : «Il y a une personne sur sept, blanche, en France, qui a déjà été victime de racisme anti-Blanc. Sous forme de violence physique, verbale ou de discrimination. C'est gigantesque ! Ce sont des millions de personnes qui ont déjà été touchées par le racisme anti-Blanc. Et ça, peu de nos concitoyens le savent. Pourtant, c'est un des chiffres qui a été étudié par l'Ined, l'Institut national des études démographiques. Donc ce n'est pas un institut qui est réputé pour être à droite. C'est vraiment un institut très sérieux qui vous montre que vous avez des millions de personnes en France qui sont touchées par le racisme anti-Blanc. Et c'est probablement, et même sûrement, la forme de racisme la plus répandue en France.»
Les propos de Lilian #Thuram sont racistes et doivent être condamnés sans ambiguïté. J'ai rappelé sur CNEWS que le racisme anti-Blancs est le racisme le plus fréquent (1 personne blanche sur 7 touchée selon l'INED). Thuram se rend désormais complice de ces agressions. pic.twitter.com/bQYDuA6ifu
— Laurent de Béchade (@LaurentDBE) September 5, 2019
Vous souhaitez savoir si cette déclaration est correcte. Dans un tweet, Laurent de Béchade précise qu'il s'appuie sur les informations de l'enquête Trajectoires et Origines (TeO) 2016 de l'Ined.
Incroyable toutes ces personnes qui ne connaissaient pas les chiffres du racisme anti-Blancs ! Toutes ces informations sont vérifiables dans l’enquête TEO de l’INED 2016. Heureux que mon intervention ait pu vous être utile 👍
— Laurent de Béchade (@LaurentDBE) September 5, 2019
En 2016, l'Institut national des études démographiques a effectivement publié l'enquête Trajectoires et Origines, dans laquelle elle consacre son quinzième chapitre à «la place du racisme dans l'étude des discriminations». Les résultats présentés dans ce travail reposent sur une enquête réalisée entre septembre 2008 et février 2009 par les enquêteurs de l'Insee «auprès d'environ 21 000 personnes nées entre 1948 et 1990, vivant dans un ménage ordinaire en France métropolitaine en 2008. Pour les individus fils ou filles d'immigré ou d'une personne née dans un DOM, le champ représentatif de l'enquête est limité aux personnes nées après 1958.»
15 % de la «population majoritaire non paupérisée» a vécu le racisme
Dans la partie consacrée au racisme, les chercheurs Christelle Hamel, Maud Lesné et Jean-Luc Primon publient ce tableau rassemblant les statistiques concernant l'expérience du racisme vécue par les différentes catégories, qui sont regroupées selon leur pays ou zone géographique d'origine. Dans la dernière ligne du tableau, on peut voir que 15 % de la «population majoritaire non paupérisée» déclare avoir vécu une expérience de racisme au cours de sa vie.
Un des auteurs de l’étude dénonce la «racialisation excessive» par Béchade
C'est sur ce pourcentage, équivalant à environ un septième, que Laurent de Béchade s'appuie pour affirmer qu'«1 personne sur 7, blanche, en France, a déjà été victime de racisme anti-Blanc». Or, pour Jean-Luc Primon, un des auteurs de l'étude contacté par CheckNews, l'interprétation du militant est une «racialisation excessive de nos catégories. Les statistiques de TeO ne permettent pas de connaître la couleur de peau des catégories d'autant que la question n'a pas été posée.»
En effet, les trois chercheurs n'analysent pas les individus selon leur couleur de peau, comme le croit Laurent de Béchade, mais selon leur origine immigrée. On distingue donc les personnes selon qu'elles soient immigrées, natives des départements d'outre-mer, descendants de ces deux groupes, ou issues de la «population majoritaire». Aussi au sein même de la population majoritaire, il existe quatre sous-groupes : la population altérisée (c'est-à-dire des personnes françaises depuis plusieurs générations mais qui ne se sentent pas perçues comme telles, ainsi que des personnes membres de minorités religieuses, principalement juives ou musulmanes) ; les personnes qui sont ou ont été en couple mixte avec une personne de la population minoritaire ; les personnes précaires (qui vont subir une discrimination anti-pauvres) ; et la population majoritaire non paupérisée (qui n'est pas concernée par les différences précitées).
La population majoritaire est la moins concernée par l’expérience du racisme
Pour Laurent de Béchade, le nombre de 15 % est la preuve que des millions de personnes en France sont «victimes de racisme anti-Blanc, sous forme de violence physique, verbale ou de discrimination». En extrapolant ce pourcentage aux millions de personnes issues de la population majoritaire, il conclut qu'il s'agit «sûrement de la forme de racisme la plus répandue en France».
Certes cette méthode lui permet d'obtenir un nombre qui se chiffre en millions, mais le militant aurait mieux fait de lire l'étude dans son ensemble car les chercheurs consacrent une longue partie à ce résultat dans laquelle ils notent que les majoritaires non paupérisés «sont les moins concernés par l'expérience du racisme», avec «seulement 15 % des personnes de cette population [qui] déclarent en avoir été la cible au cours de leur existence, contre par exemple 60 % des descendants d'immigrés d'Afrique subsaharienne, soit quatre fois moins. Les attitudes racistes que rencontre la masse des majoritaires n'ont donc précisément pas le caractère d'une expérience de masse».
Auprès de CheckNews, Jean-Luc Primon insiste : «Ce qui est vécu par les populations majoritaires et minoritaires est sans commune mesure. La dimension inégalitaire du racisme est pour ainsi dire jamais vécue par la population majoritaire.»
La population minoritaire subit un racisme plus fréquent qui produit des inégalités sociales
Dans les extraits suivants, les chercheurs expliquent que la confrontation de la population majoritaire «aux attitudes racistes est plus ponctuelle, moins répétitive et ne renvoie pas à la notion de racisme ordinaire identifiée pour les minoritaires». En s'appuyant sur les chiffres de l'enquête, ils relèvent que si l'on n'observe que les douze derniers mois précédant l'enquête, le taux d'expérience du racisme n'est que de 3 % pour la population majoritaire non paupérisée, «alors que ce taux reste supérieur à 10 % pour les personnes originaires du Maghreb et aux environs de 20 % pour celles originaires d'Afrique subsaharienne».
Le trio avance aussi que «le racisme subi par les majoritaires non paupérisés est non seulement nettement moins fréquent mais il ne se matérialise pas par une privation de droits ou d'accès à une ressource, comme le racisme subi par les minorités migrantes et issues de l'immigration». Ce qui mène d'ailleurs les chercheurs à s'intéresser aux expériences racistes subies par les majoritaires de la part des minoritaires et à leur perception du racisme. Selon les auteurs de l'étude, les majoritaires peuvent être confrontés à des comportements racistes de la part de la population minoritaire, qui peuvent les «blesser verbalement, voire être agressif physiquement», mais ce racisme «ne fait pas système et ne produit pas d'inégalités sociales».