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400 euros par mois pour un retraité et 513 euros pour un «migrant», c'est possible ? (lien signalé sur Facebook)

Certains immigrés toucheraient plus de la part de l'Etat que les «retraités français» : cette vieille intox est régulièrement resservie par l'extrême droite. Dans une version de 2015 aujourd'hui de retour, elle s'appuie sur un cas (très) particulier et manipulé d'un retraité exerçant aussi une activité professionnelle.
(Capture d'écran Les Observateurs.ch)
publié le 26 septembre 2019 à 7h02

«Nombre de retraités vivent avec 400 € par mois, les migrants ont le gîte, le couvert, et 513 € par mois.» Le papier du site d'extrême droite Les Observateurs.ch ainsi titré n'est qu'une brève resucée d'un article du site du même tonneau la Gauche m'a tuer de 2015 (1).

D'après l'outil CrowdTangle, qui permet d'observer la provenance de l'audience d'une page internet, celle des Observateurs.ch connaît un succès renouvelé sur l'extrême droite de Facebook au cours du printemps et de l'été 2019. Notamment en mai 2019 sur la page du Rassemblement national de l'Ariège (plus de 5 000 partages), ou en juillet sur celle de Pascal Gannat, conseiller régional RN en Pays de la Loire (plus de 16 000 partages). Et dans des proportions moindres, ces dernières semaines, sur des pages proches des gilets jaunes, qui ont parfois ensuite supprimé la publication. Et pour cause : elle est erronée.

La première phrase de l'article de la Gauche m'a tuer donne le ton : «Une nation préférant l'étranger aux siens, voilà ce qu'est devenue la France de 2015» (car ce contenu a quatre ans, ce que les pages Facebook oublient largement de préciser). Il faut parvenir à la fin du texte pour lire les éléments chiffrés qui sont repris dans le titre : «Le président de la République [François Hollande] lui-même se prosterne face à l'obligation de subventionner l'étranger arrivé hier sur notre sol, tel ses (sic) 3 500 Syriens régularisés. Bientôt rémunérés par l'allocation temporaire d'attente (Ata) de 513 € par mois pour une personne seule et recevant gratuitement sans condition ni cotisation accès au logement, couverture maladie, RSA, prestations familiales assimilées, et pour les plus vieux, retraites. En comparaison d'Adrien, retraité Français de 79 ans, ayant travaillé toute sa vie et ne touchant que 400 € par mois.»

Autant de chiffres faux, ou présentés de manière trompeuse ou incomplète.

ATA, RSA et brochette d’intox

L'Allocation temporaire d'attente (ATA) dont il est question ici a été supprimée en 2017. Il n'est plus possible d'en faire la demande, mais des personnes qui en bénéficiaient avant le 1er septembre 2017 peuvent continuer d'en bénéficier, selon le site de Pôle emploi. L'ATA se destine notamment «à certaines catégories d'étrangers» : les bénéficiaires de la protection subsidiaire, qui peuvent en bénéficier pendant toute la durée de la protection, et les apatrides, qui peuvent y prétendre pendant un maximum de douze mois.

Pour toucher cette allocation, ces personnes doivent aussi «justifier de revenus inférieurs au montant forfaitaire servant de base au calcul du RSA [et] être inscrit[es] comme demandeurs d'emploi», précise le site du ministère du Travail. Il est donc faux d'écrire, comme le fait la Gauche m'a tuer, que les bénéficiaires de l'ATA bénéficient en plus du RSA.

Le site a également tort de dire que le montant de l’ATA est de 513 euros mensuels. Ce montant correspondait en fait, en 2015, au montant du RSA socle. Un seuil de revenu qui, s’il était dépassé, privait la personne de l’ATA.

Le montant de l'ATA est inférieur à celui du RSA socle. Il était de 11,01 euros par jour au 1er janvier 2012. Il a augmenté jusqu'à atteindre 11,60 euros au 1er avril 2018, selon le site du ministère du Travail. Tout au plus, l'ATA s'établit donc à 348 euros par mois.

Fin 2017, la Direction de la recherche, des études et de l'évaluation des statistiques (Dress) évaluait à 7 500 le nombre de bénéficiaires de l'ATA. Un chiffre en baisse constante depuis 2014, quand 51 000 personnes bénéficiaient de ce dispositif.

«Moi, Adrien, 79 ans, payé 400 euros par mois»

La situation des bénéficiaires de l'ATA, présentée de manière trompeuse, est ensuite comparée à celle d'«Adrien retraité français de 79 ans, ayant travaillé toute sa vie et ne touchant que 400 € par mois». L'exemple est censé reposer sur un cas réel, celui d'un retraité auquel France Soir avait consacré un article en 2011.

L'intéressé déclare travailler «35 à 40 heures par semaine, pour une rémunération de 600 € bruts.» Par ailleurs, écrit France Soir, «à cause de ses années sous les drapeaux, Adrien n'a pas réuni assez de trimestres pour une retraite à taux plein. Liliane, son épouse, a élevé cinq enfants et touche une indemnité d'ancienne mère au foyer. Total : 400 € chacun».

L'article de France Soir fait écho à une histoire rapportée quelques jours plus tôt par l'Humanité. Celle d'Adrien T., retraité de l'Hérault travaillant pour la société de distribution de prospectus Adrexo. La une du journal du 1er mars 2011 de cette année-là sert d'ailleurs à illustrer le papier de la Gauche m'a tuer.

L'objectif de la une de l'Huma – «Moi, Adrien, 79 ans, payé 400 euros par mois» – était de mettre en lumière les méthodes de l'entreprise Adrexo. La bataille judiciaire opposant Adrien T., décédé l'année dernière, et son ancien employeur est d'ailleurs toujours en cours.

Mais sa situation ne pouvait se résumer à ce qu’en écrivent différents sites d’extrême droite.

Son travail l’empêchait de toucher l’Aspa

CheckNews est entré en contact avec la fille d'Adrien T. – qui s'agace d'ailleurs des récupérations politiques de la situation de son père – pour expliquer ces chiffres vieux de 2011. «Mes parents touchaient une retraite versée par la Carsat, la sécurité sociale, déclare-t-elle. Mon père percevait un peu moins de 500 euros et ma mère dans les 400. A eux deux ils touchaient dans les 900 euros.» Auxquels s'ajoutent, «de façon trimestrielle ou semestrielle», des versements de plusieurs complémentaires retraites «Arcco, MSA, Ircantec, de mémoire», précise la fille d'Adrien T. Et «un petit quelque chose de l'armée».

En théorie, les retraités les plus démunis peuvent demander l'Allocation de solidarité aux personnes âgées (Aspa), leur assurant un niveau minimum de ressources. Elle permet d'atteindre à elle seule, ou en complément d'un revenu, 868,20 euros mensuels pour une personne seule ou 1 347,88 pour un couple (les chiffres étaient inférieurs en 2011). Des montants qui demeurent sous le seuil de pauvreté.

Mais Adrien T., lui, ne pouvait prétendre à cette aide, en raison de revenus additionnels : «Il ne pouvait pas demander l'Aspa. Le dossier reposait sur les revenus de l'année précédente et comme il a commencé à travailler pour Adrexo suite à son accident [à cause duquel il a dû stopper son activité professionnelle, ndlr], ses revenus étaient au-dessus de la limite», déplore sa fille. Qui ajoute que «pour avoir des aides il aurait fallu tout arrêter. Mais sans ces aides, impossibles d'arrêter, et encore moins un an. Adrexo était donc vital.»

Finalement, convaincu par ses enfants, Adrien T. a arrêté de travailler chez Adrexo, et a pu prétendre à l’Aspa.

Il est donc trompeur, à partir du cas particulier d'Adrien T., en ne prenant en compte que sa retraite du régime général, et sans préciser que son revenu d'activité l'empêchait de toucher l'Aspa, de dire que «nombre de retraités ne vivent qu'avec 400 euros par mois», comme le fait la Gauche m'a tuer.

Non-recours

En théorie, les personnes âgées les plus modestes ne peuvent donc se contenter de 400 euros de revenus, l'Aspa faisant figure de filet de sécurité. Et ce même si le taux de non-recours à l'aide, par des personnes qui devraient en être bénéficiaires, est élevé. Comme nous l'expliquions dans une précédente réponse, les raisons sont diverses : crainte de voir son héritage amputé (car les sommes versées au titre de l'Aspa sont récupérables après décès sur la succession), manque d'information, peur de la stigmatisation, besoin d'accompagnement, etc.

Le récit du «migrant fraîchement débarqué» touchant supposément plus que le «retraité français» de la part de l'Etat est une antienne de l'extrême droite. Marine Le Pen la reprenait à son compte lors d'un meeting de février, et CheckNews vous expliquait alors, déjà, pourquoi elle aussi se trompait.

(1) Pour lutter contre les «fake news», Facebook a mis au point un partenariat avec cinq fact-checkers français (dont Libération). Des articles très partagés sur les réseaux sociaux et signalés par des utilisateurs sont vérifiés par les médias français.