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Incendie Lubrizol à Rouen : pourquoi les premières analyses des suies sont critiquées et peu conclusives

Incendie de l'usine Lubrizol à Rouendossier
Les premières analyses des suies réalisées par l'Ineris, très difficilement interprétables, n'ont pas permis de détecter avec certitude les conséquences de l'incendie dans les relevés d'hydrocarbures et de métaux. D'autres analyses sont nécessaires.
L'usine Lubrizol à Rouen, jeudi. (Photo Philippe Lopez. AFP)
publié le 1er octobre 2019 à 13h02

Question posée le 29/09/2019

Bonjour,

Dans la nuit de mercredi à jeudi, un incendie se déclarait sur le site de l'usine Lubrizol, à Rouen (Seine-Maritime). La fumée s'échappant du site de production d'additif d'huiles a, pendant des heures, noyé la ville et ses alentours : pluies entraînant des retombées de suie noires, odeur désagréable, malaises, nausées…

Très tôt, les autorités ont voulu rassurer les habitants de la région quant à la teneur des fumées provoquées par le feu. Les «premières analyses n'ont pas fait apparaître de toxicité aiguë sur les principales molécules que nous suivons, ce qui est plutôt rassurant», annonçait le préfet Pierre-André Durand à l'AFP au lendemain du feu. Déclarations appuyées par le ministre de l'Intérieur, Christophe Castaner, sur RTL : «Je n'ai aucun élément qui permette de penser que les fumées en particulier sont dangereuses, mais ça ne veut pas dire que ce n'est pas le cas.»

Vendredi matin, le préfet se répète en conférence de presse, estimant que les suies qui ont été analysées «ne présentent pas globalement d'inquiétudes». Il promet une publication détaillée des résultats dans la journée, mais il faudra attendre le lendemain pour accéder à ces documents. En fin de journée samedi, nouvelle prise de parole du haut fonctionnaire devant les journalistes (diffusée sur Facebook par 76 Actu). Cette fois, la préfecture communique les résultats des analyses de l'Institut national de l'environnement industriel et des risques (Ineris) à partir de mesures d'air effectuées par Atmo Normandie, et des suies prélevées par les sapeurs pompiers (Sdis) et le Bureau Veritas.

Si rien d’alarmant n’en ressort, ces analyses sont toutefois peu conclusives, et critiquées par plusieurs scientifiques contactés par CheckNews.

Benzène dans l’air de Lubrizol

L’air analysé a été prélevé par six canisters proches de l’usine Lubrizol ou situés au nord-est de celle-ci, direction dans laquelle les vents ont poussé les fumées lors de l’incendie. Les prélèvements ont eu lieu le matin suivant l’incendie (quand celui-ci avait toujours cours), jeudi.

Les résultats indiquent que la plupart des molécules recherchées sont sous le seuil de quantification pour tous les canisters, sauf celui situé sur le site de l'usine Lubrizol. Notamment concernant le benzène et le toluène, ce que les scientifiques interrogés par CheckNews considèrent comme logique, étant donné l'incendie.

«Ces premiers résultats ne portent que sur 6 échantillons parvenus et analysés à l'Ineris en date du 27 septembre. Ils devront être mis en perspective avec les observations de terrain et l'ensemble des résultats acquis et en cours d'acquisition sur la zone par les acteurs impliqués dans le cadre du plan de surveillance en cours», tempère l'Ineris dans ses premiers éléments d'interprétation. Parmi ces acteurs : Atmo Normandie, qui a depuis installé des «moyens de mesure complémentaires en les positionnant sous la trajectoire des vents. En parallèle, 6 collecteurs de retombées atmosphériques ont été positionnés dans des communes sous le panache», selon la préfecture.

«Ici, on fait face à un type de vent particulier qui transporte les molécules, sans les diluer», expliquait à LCI Stéphane Duplantier, responsable du pôle Phénomène dangereux à l'Ineris le samedi 28 septembre. Et d'annoncer : «Toute forme de gaz va être ensuite diluée par l'atmosphère et le panache de fumée étant passé, il s'agit désormais d'évaluer les retombées de suies.»

En résumé : des mesures complémentaires doivent être effectuées pour surveiller la qualité de l'air, mais celles réalisées jusqu'à présent ne semblent pas donner lieu à d'inquiétudes particulières liées à l'incendie, sauf sur le site même de l'usine.

Surface métallique

Les analyses des suies également publiées samedi soir font, elles, l'objet de davantage de critiques. Elles ont été prélevées le jeudi après-midi, quelques heures après le début de l'incendie, d'une part par les pompiers (Sdis) et d'autre part par le bureau Veritas, grâce à des lingettes, frottées sur des surfaces de 100 cm².

La Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement du territoire et du logement (Dreal) a demandé à l’Ineris de rechercher trois grandes familles d’éléments, précise l’institut à CheckNews : les HAP (Hydrocarbure aromatique polycyclique), les métaux et les dioxines. Les premiers résultats parus sur le site de la préfecture ne concernent que les HAP et les métaux (ceux correspondant à la dioxine ne sont pas encore disponibles au moment où nous écrivons ces lignes). Ils sont exprimés en microgramme par mètres carrés (µg/m²) dans les tableaux qui suivent.

C’est là que commencent les problèmes. D’abord, l’Ineris reconnaît qu’un certain nombre de lingettes ont été frottées (par le Sdis comme par le bureau Veritas) sur des surfaces métalliques. Problématique, quand c’est précisément des traces de certains métaux qui sont recherchées dans les suies.

Le témoin était trop près

Dans le cadre de telles analyses, il est de coutume de prendre ce que l'on appelle un «blanc», appelé un peu à tort dans les tableaux d'analyse suivants des suies «lingette témoin (non exposée)».

Un peu à tort car normalement, on parle d’échantillon «témoin» pour désigner un échantillon qui est bien prélevé, mais dans un environnement non exposé. Dans le cas qui nous préoccupe, il devrait s’agir d’une lingette frottée sur une surface à un endroit où la suie des fumées de Lubrizol n’est pas tombée. Ces échantillons témoins ne sont pas nommés clairement dans les tableaux, mais il s’agit de LB7 (pour le bureau Veritas) et LS5 (pour le Sdis).

De manière étonnante, et comme en atteste la carte à la fin du document de l'Ineris, on constate que le Bureau Veritas a choisi de prélever son échantillon témoin (LB7 ci-dessous), à la mairie du Petit-Quevilly. Soit à seulement un kilomètre du foyer d'incendie. Arguant à raison qu'il s'agit d'un point au sud-ouest de l'usine, et donc «à l'opposé du sens du vent». «On aurait préféré que le témoin soit relevé plus loin», souffle-t-on à l'Ineris.

Côté pompier, le témoin n'est pas exempt de reproches non plus. S'il a bien été prélevé loin de la zone touchée, à l'école Paul-Langevin de Saint-Etenne-du-Rouvray (LS5 ci-dessus), il affiche des niveaux si élevés de plomb et de zinc (plus de 100 fois le niveau relevé sur le blanc), que l'Ineris estime tout simplement qu'il faut refaire l'analyse : «Echantillonage à vérifier», écrivent les scientifiques.

Hydrocarbures au Palais des sports

Intéressons-nous maintenant aux résultats en eux-mêmes de l'analyse de ces suies. Que disent-ils ? «Pas grand-chose», répondent à l'unisson trois scientifiques que nous avons contactés. L'un d'entre eux reproche notamment l'absence, pour estimer concrètement l'effet de l'incendie, de prélèvements antérieurs au feu. «C'est toujours un problème dans ce genre de situation, il n'y a pas d'échantillons antérieurs, donc on ne peut pas faire d'étude avant-après», admet l'Ineris.

Il y a tout de même quelques points saillants. Même s’il est difficile de les imputer avec certitude à l’incendie. Ainsi, les analyses des hydrocarbures sur les lingettes Veritas indiquent, partout sur le territoire, une présence plus élevée que sur les échantillons blancs de trois HAP : phénanthrène, pyrène et fluoranthène. Cela peut être lié au feu, mais aussi aux émissions de carburants, d’après nos différents interlocuteurs scientifiques.

En revanche, un échantillon prélevé au Palais des sports de Rouen (LB9 dans le tableau ci-dessous), situé au nord-est de l’usine (au plus près dans la direction où le feu a porté la fumée), comporte des niveaux environ deux fois plus élevés, par rapport à l’échantillon témoin de ces trois hydrocarbures (LB7).

De quoi s’alarmer ? Pas vraiment, pour l’Ineris, qui estime qu’un résultat est significatif quand la valeur sur un échantillon est 10 fois supérieure à celle constatée sur les échantillons blancs (dans le cas du Palais des Sports pour ces 3 HAP, on se situe à un indice variant de deux à quatre par rapport au blanc).

Attention au plomb

Aussi, l’Ineris a du mal à imputer avec certitude ces résultats d’HAP élevés en LB9 à l’incendie. Puisque dans le même temps, au même endroit, sur ce même échantillon LB9, les quantités de métaux sont plus faibles que sur l’échantillon témoin. Le raisonnement est le suivant : si c’est bien la fumée de l’incendie qui avait amené autant d’hydrocarbures en LB9, elle devrait aussi y avoir traîné quelques métaux (qui n’y sont donc pas, à en croire les analyses).

D’autant que tous les autres échantillons situés au plus près de l’usine et dans la direction du vent (LB8, LB10 et LB11) autour du Palais des sports (LB9) indiquent pour leur part… une présence élevée d’un certain nombre de métaux, et notamment du plomb (ainsi que du chrome, du cuivre, du manganèse, du nickel et du phosphore). Alors que c’est précisément au Palais des sports qu’on en trouve le moins.

De ces résultats difficiles à interpréter ressort une certitude : au grand port maritime de Rouen (LB8), l'Ineris constate la présence de 2000 µg/m² de plomb. Et en LB10 et LB11 – soit les écoles maternelles Albert-Camus et Louis-Pasteur –, le chiffre reste extrêmement élevé : plus de 1000 µg/m². C'est par exemple le seuil à partir duquel un client peut refuser la réception d'un chantier et demander aux intervenants de «procéder à un nettoyage minutieux», d'après un arrêté de 2008 dont l'Ineris rappelle l'existence dans ses conclusions. Au-delà de 70µg/m² de plomb dans un logement, le Haut conseil de la santé publique recommande pour sa part un dépistage du saturnisme chez l'enfant, souligne également l'institut.

C'est ce qui avait poussé le préfet à déclarer en conférence de presse : «Nous retrouvons les teneurs habituelles pour une suie. Avec un sujet particulier sur certains endroits qui est celui du plomb. Etant précisé qu'il peut s'agir d'une source historique, c'est-à-dire qui ne soit pas lié à l'incendie puisque l'entreprise n'utilise pas et n'avait pas de dispositifs en plomb. alors qu'en zone urbaine, nous savons qu'il peut y avoir des traces de plomb.» Et Pierre-André Durand de glisser un peu vite cette explication : ces points où le plomb est très présent sont «situés sur des axes ou à proximité d'axes très fréquentés». Or plusieurs scientifiques indiquent à l'unisson à CheckNews que les transports actuels n'émettent pas autant de plomb qu'avant. Autrement dit, la présence de métal serait soit due à du trafic routier très ancien, soit à d'autres sources.

En résumé : le résultat d'analyse des suies en soi, en ce qu'il ne laisse rien apparaître d'évident sous le nuage, même au plus près de l'usine, par rapport à des échantillons témoins, ne permet pas d'être conclusif sur la teneur exacte des suies provenant de l'incendie de l'usine Lubrizol. C'est pourquoi des analyses sont encore en cours. Ce mardi matin, le préfet a annoncé que de nouveaux résultats d'analyse des suies seraient publiés «demain ou après demain».

Concernant le troisième sujet de préoccupation, l'amiante (présente dans le toit de l'usine), aucune analyse n'a encore été publiée. Lors de sa conférence de presse, le préfet avait déclaré : «Il est bien confirmé une présence d'amiante dans la toiture du bâtiment. C'est un sujet qui est identifié et suivi, tant pour la protection des sapeurs pompiers que des riverains immédiats. Un programme de mesure des fibres dans l'air a été engagé sur un rayon qu'on a voulu très large, près de 300 mètres autour du site.»