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Qu'est-ce que Terra Fecundis, l'entreprise qui a fait venir des saisonniers pendant la pandémie ?

Créée en 2000, cette agence d'intérim espagnole qui emploie des milliers de travailleurs venus d'Afrique et d'Amérique latine doit être jugée pour fraude au travail détaché.
Photo d'illustration. (JOHANNA GERON/Photo Johanna Geron. Reuters)
publié le 17 juin 2020 à 12h39

Question posée par le 13/06/2020

Bonjour,

La découverte de nouveaux foyers de l'épidémie de coronavirus dans les départements des Bouches-du-Rhône, du Vaucluse et du Gard a pour point commun de toucher des saisonniers de nationalités latino-américaines ou africaines détachés par des entreprises de travail temporaire (ETT) espagnoles. Selon les derniers décomptes communiqués par les préfectures concernées en fin de semaine dernière, près de 200 travailleurs ont été testés positifs.

Dans de nombreux cas, c'est la société d'intérim espagnole Terra Fecundis qui a recruté et transporté ces travailleurs étrangers en France. Selon les témoignages recueillis par CheckNews dans un précédent article, certains travailleurs ont été acheminés sur le territoire national pendant le confinement, après la fermeture des frontières le 17 mars, et avant qu'une circulaire en date du 20 mai n'autorise le retour des saisonniers. Comme l'indique la commissaire Judith Gäbel, directrice interdépartementale de la police aux frontières, à RFI, ces franchissements de la frontière franco-espagnole étaient illégaux pendant le confinement puisque «ce sont des contrats précaires, qui ne rentrent pas dans le cadre des travailleurs frontaliers et qui n'ont donc pas l'autorisation d'entrer sur le territoire français».

Créée en 2000, à Murcie dans le sud-est de l'Espagne, cette ETT fournissait 4 500 travailleurs à plus de 500 exploitants agricoles dans 35 départements, principalement les Bouches-du-Rhône, selon des chiffres de la direction régionale du travail (Direccte) Occitanie cités pour l'année 2019 par le Monde et le Réveil du Midi.

Depuis 2011 et la mort d'un travailleur équatorien par déshydratation, Terra Fecundis fait régulièrement l'objet d'articles de presse dans lesquels ses employés, leurs avocats ou les syndicats dénoncent les conditions «d'esclavage moderne» auxquelles ces travailleurs sont confrontés : cadences de travail trop longues, heures supplémentaires non payées, absence de paiement de l'indemnité de congés payés, de remise mensuelle du bulletin de paie et de remise du contrat de mission, rapatriement en Espagne en cas d'accident mettant ainsi fin à leur emploi en France, promiscuité dans les lieux d'accueil, où les conditions d'hygiène sont déplorables.

Comme le rappelait le Monde en 2017, l'inspection du travail avait relevé «l'état répugnant des chambres, toilettes, sanitaires et cuisines» d'un logement sous-loué par Terra Fecundis à Saint-Gilles, dans le Gard. A l'occasion de notre article récent, CheckNews a pu consulter des photos montrant l'état de lits constitués de cagettes ou des cuisines infestées de mouches. La préfecture des Bouches-du-Rhône avait également signalé à CheckNews que, fin avril, la Direccte avait «constaté sur un site une trop grande promiscuité dans les conditions d'hébergement et l'absence de fourniture en eau potable». Des conditions non conformes aux règles sanitaires dans le contexte de l'épidémie.

Procès reportés à cause du Covid-19

La justice française s'est également penchée à plusieurs reprises sur les conditions de travail de ces travailleurs étrangers. En 2014, les parquets de Tarascon (Bouches-du-Rhône) et de Nîmes (Gard) ont transmis à la juridiction interrégionale spécialisée (Jirs) de Marseille un dossier signalant des irrégularités dans le détachement des salariés venant d'Amérique du Sud, au détriment des organismes sociaux français. Le Réveil du Midi évoque six procédures visant la société d'intérim depuis 2016.

Selon des informations du Monde et de la Provence, un nouveau procès devait s'ouvrir en mai à Marseille dans un dossier de fraude au travail détaché en France, mais il a été reporté en raison de la crise du Covid. Il est reproché à l'entreprise espagnole d'avoir mal déclaré ses employés, de les avoir fait travailler entre 12 et 14 heures par jour sans respecter les rémunérations françaises et d'avoir ainsi fait perdre un peu plus de 112 millions d'euros de cotisations à la Sécurité sociale sur une période allant de 2012 à 2015. L'entreprise est accusée de dévoyer le statut du travailleur détaché puisqu'elle paie les cotisations sociales de ces travailleurs en Espagne, alors que selon la Direccte, Terra Fecundis devrait déclarer le travail de ces intérimaires en France puisque la société y exerce une grande partie de son activité de manière «permanente, stable et continue». Un autre procès visant Terra Fecundis prévu pour juin à Nîmes a été repoussé.

L'entreprise difficilement joignable, et qui a désactivé sa présence sur Twitter et Facebook depuis les premiers articles sur les clusters français, s'est toujours défendue ces dernières années en expliquant qu'elle ne fait «qu'appliquer les règles du droit européen», selon son avocat Me Guy André. En 2016, Terra Fecundis avait dénoncé un acharnement de la part des autorités françaises qui l'empêchaient, selon elle, de faire venir des travailleurs en France.

A ces poursuites existantes s'ajoutent celles, éventuelles, qui pourraient découler des dernières mises en cause de la société durant la crise sanitaire. Dans une vidéo publiée sur Facebook par un employé latino-américain, des ouvriers indiquaient à un gendarme français leur intention de porter plainte contre l'entreprise pour avoir manqué à assurer leur protection et de ne pas les avoir payés pendant les jours de quarantaine. Selon le ministère du Travail, qui rappelle la loi, «l'employeur doit prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et la santé physique et mentale des travailleurs. Ces mesures comprennent des actions de prévention des risques professionnels, des actions d'information et de formation, la mise en place d'une organisation et de moyens adaptés» et doit veiller à «l'adaptation de ces mesures pour tenir compte du changement des circonstances et tendre à l'amélioration des situations existantes». Le transport illégal d'ouvriers d'Espagne vers la France durant le confinement pourrait également faire l'objet de poursuites.

Cordialement