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Les patrons payent-ils pour être interviewés sur la chaîne BSmart de Stéphane Soumier ?

Dans un récent portrait de «Libé» consacré à l'animateur, une phrase laissait entendre que les patrons devaient payer pour être interviewés sur ce nouveau média. Ce n'est pas le cas de tous les invités, mais plusieurs émissions intègrent bien un principe de rémunération.
Stéphane Soumier en septembre 2015. (Photo Thomas Samson. AFP)
publié le 10 juillet 2020 à 14h21

Question posée par Candice le 03/07/2020

Bonjour,

Vous faites directement référence, dans votre question, à une phrase du portrait de Stéphane Soumier que Libé a publié le 1er juillet. Le journaliste éco, star du petit écran dans le domaine économique (90 000 abonnés sur Twitter), a lancé le 16 juin une nouvelle chaîne spécialisée, BSmart. L'an dernier, il a quitté BFM Business (propriété, comme Libération, du groupe Altice), dont il était directeur de la rédaction depuis 2016.

Le passage en question ? «A BFM, puis à BSmart, le modèle économique est ahurissant d'un point de vue déontologique : les patrons payent pour être interviewés», écrit Libé. Le papier se poursuit ainsi : «Est-ce encore du journalisme ? "Joker", répond Soumier, pas gêné.»

Des patrons qui payent pour passer sur BSmart ou BFM Business ? Faux, a répondu le lendemain Soumier sur Twitter. «Je vous donne les coordonnées des 47 interrogés depuis trois semaines, pas un n'a payé quoi que ce soit, évidemment, ce que je vous aurais répondu si vous m'aviez effectivement posé la question».

Evacuons tout possible malentendu : tous les patrons invités sur BSmart (ou sur BFM Business) ne payent pas pour l'être. Ainsi, lorsque le 30 juin, Stéphane Soumier reçoit Frédéric Oudéa, PDG de la Société générale, ce dernier, patron d'une des plus grandes banques européennes, n'a pas déboursé un centime pour s'exprimer. Vu la position professionnelle du personnage, sa parole a une légitimité à être entendue.

Mais sur cette nouvelle chaîne, dont Soumier n'est pas seulement le présentateur vedette mais aussi le président et l'actionnaire (la majorité du capital est détenue par le groupe CMI France du milliardaire tchèque Daniel Kretinsky), plusieurs émissions intègrent bien un principe de rémunération. Et relèvent donc davantage du champ de la communication que de celui de l'information.

C'est le cas de l'émission animée par Jean-Marc Sylvestre, Small is Smart. Dans celle-ci, l'ex-journaliste bien connu de TF1 donne la parole à des dirigeants de TPE et PME, sur un format de trois minutes. Pour y participer, il faut envoyer un courriel à la chaîne, comme l'indique ce post sur Facebook.

La Banque publique d'investissement, BPI France (pour laquelle Soumier a réalisé une animation le 10 octobre 2019), présentée comme le «partenaire» de l'émission, a également fait la promotion de ce système de candidatures dans son réseau : «BPI France vous donne l'occasion de gagner en visibilité en présentant votre entreprise, votre activité, votre actualité, de parler de vos initiatives et projets de développement.»

Invitation gratuite, mais replay payant

Un dirigeant de start-up contacté par Libération, qui souhaite garder l'anonymat, a contacté BSmart par ce biais. Il raconte : «Très vite, le lendemain, une boîte de production qui faisait le lien avec la chaîne m'a rappelé. Ils m'ont expliqué le modèle oralement, sans jamais m'envoyer un courrier de confirmation. L'invitation était gratuite, mais si je voulais récupérer le replay de la vidéo après l'enregistrement, il fallait que je paye environ 450 euros hors taxes. On m'a fait comprendre que c'était un passage obligé. Je n'ai pas donné suite. Ils ne m'ont pas rappelé.» Deux autres entrepreneurs qui, eux, ont accepté l'invitation, ont confirmé ce montant auprès de Libération.

A l'écran, Jean-Marc Sylvestre se montre bienveillant avec ses invités. «Dites-nous ce que vous faites avec nos chiens et nos chats», lance-t-il ainsi au patron d'une plateforme en ligne de services vétérinaires. Face au représentant d'une entreprise qui travaille sur la rééducation motrice, il se pose la question : «Comment marche votre dispositif pour être aussi innovant ?» Quant au patron de la biotech Axioma, il a publié la vidéo de son entretien sur Facebook assurant avoir passé un «excellent moment» avec Jean-Marc Sylvestre.

C'est tout l'intérêt d'un tel programme pour les invités : ils peuvent partager, sur les réseaux sociaux ou auprès de leurs salariés, la vidéo de cet entretien par une figure très connue des médias, dans un but de communication personnelle ou de légitimation économique. «Pour les patrons de PME, il y a un enjeu de visibilité auprès de leur entourage. Ils postent la vidéo sur Twitter ou LinkedIn, s'en servent pour leur carrière personnelle», décrypte un ancien dirigeant du groupe Altice, propriétaire de BFM Business, qui connaît bien Stéphane Soumier.

Un système initié à BFM Business

Pour l'émission de Jean-Marc Sylvestre, BSmart a donc imaginé un système qui incite à un paiement de la part du patron invité, à défaut de lui demander directement de sortir son chéquier pour être interviewé. En effet, à la différence des autres émissions de la chaîne, les vidéos de Small is Smart ne sont pas accessibles en rediffusion sur le site (ou sur Dailymotion, où sont hébergées les vidéos de la chaîne). Et les audiences en direct de l'antenne sont trop confidentielles pour avoir un impact.

Sur Dailymotion, les audiences de BSmart se comptent, de fait, en centaines de vues pour chaque vidéo. La chaîne pro-business et pro-patrons ne peut pas espérer des pages de publicité classiques pour gagner de l'argent, en raison du faible nombre de téléspectateurs. Soumier l'indiquait d'ailleurs dans la conférence de lancement de l'antenne le 9 juin : «On ne va pas avoir une audience telle qu'on puisse tout valoriser par la publicité.»

L'idée de faire payer aux petits patrons un «shoot» de célébrité sur un média économique n'est pas neuve pour l'animateur. Ce dernier avait déjà mis en place ce système à BFM Business lorsqu'il dirigeait sa rédaction, au côté de l'ancien directeur général, Pierre Fraidenraich. Coactionnaire de BSmart avec Soumier, Fraidenraich a été licencié en 2019 par le groupe Altice après qu'avait éclaté l'affaire du forum au Gabon de Libération, un événement qu'il avait organisé lorsqu'il était le directeur opérationnel du quotidien.

En novembre 2018, Fraidenraich et Soumier ont ainsi lancé sur BFM Business une émission nommée l'Hebdo des PME, qui était diffusée le week-end en radio et en télévision, et disponible en replay sur le site de la chaîne. Dans une vidéo promotionnelle, on voit la présentatrice de l'époque, Fanny Berthon, dire que le programme a pour but de «valoriser» les patrons de PME et promettre à ces derniers une «visibilité optimale».

8 500 euros les cinq minutes de «gloire»

Dès la première édition de l'émission, la formule est trouvée : cinq patrons se succèdent, avec cinq minutes chacun pour présenter leur entreprise. Rien n'indique à l'écran qu'il pourrait s'agir d'un programme de communication. L'Hebdo des PME a même tous les airs d'un programme d'information classique. Il n'en a pourtant que l'apparence. Les invités ne sont pas choisis parce qu'ils dirigent une entreprise présentant un intérêt journalistique, mais parce qu'ils ont payé. Deux courriels consultés par Libération permettent de préciser le tarif : les cinq minutes de «gloire» sont facturées 8 500 euros hors taxes.

Dans l'un, daté du 7 novembre 2019, qui nous a été montré par un chef d'entreprise contacté pour participer, il est expliqué que l'émission «met en lumière les témoignages de cinq dirigeants d'entreprises championnes dans leur secteur». Et plus loin : «Parce que cette émission mérite une visibilité toute particulière, une médiatisation sur-mesure lui est réservée : 17 bandes-annonces TV par émission, 17 bandes-annonces radio par émission, 1 push [notification, ndlr] auprès de la communauté Facebook, directement sur le compte BFM Business.» Un dispositif de communication surfant sur la notoriété de la chaîne économique.

L'auteur du courriel est Anthony C., «chef de projet» de la société Médias France. Cette société de production, qui se présente sur son site internet comme une «agence de brand content cross canal», fait l'intermédiaire, pour le compte de BFM Business, avec des dirigeants en quête de notoriété. Elle fabrique plusieurs émissions pour l'antenne consacrée à l'économie, toutes lancées sous le règne de Soumier et Fraidenraich, comme Objectif croissance ou le Tête-à-tête décideurs. Certaines s'affichent en tant que «partenariat», d'autres non, laissant le flou sur la nature réelle du programme.

«Pratique gênante sur BFM Business»

Qui a mis en place ce système à BFM Business ? «C'est Médias France qui est venue avec l'idée, se souvient un ancien dirigeant du groupe Altice, qui ne souhaite pas être nommé. Le groupe a décidé de le mettre en place. Stéphane Soumier n'en est pas à l'origine, mais il était bien conscient de ce dont il s'agissait. Cela représentait un chiffre d'affaires significatif. Ces contenus étaient diffusés le week-end ou l'été, à des moments où les journalistes de BFM Business ne regardent pas trop leur chaîne. C'était une pratique gênante sur BFM Business, où il y a une vraie rédaction qui fait de l'information économique. Sur BSmart, Soumier et Fraidenraich n'ont plus ce problème…»

A la tête de BFM Business, les deux hommes ont multiplié ces pratiques prêtant à confusion entre publicité et journalisme. Avec un succès financier certain : le chiffre d’affaires de l’entité télé a fortement progressé, passant de 512 000 euros en 2016 à 3,7 millions d’euros en 2017 et 5,3 millions d’euros en 2018. Celui de la radio a grimpé de 12,1 millions en 2016 à 13 millions en 2017 et 16 millions en 2018…

Dans le compte rendu d'un CSE de l'entreprise, tenu les 17 et 18 mai 2017, et auquel Libé a eu accès, des propos tenus par Pierre Fraidenraich sont retranscrits ainsi : «Le chiffre d'affaires sur la régie publicitaire le week-end, historiquement très faible pour BFM Business, pourra dépasser le million d'euros, grâce aux nouveaux formats conceptualisés pour se ressaisir du segment du week-end.» Ces «nouveaux formats conceptualisés» désignent ces émissions publicitaires déguisées.

«Toujours un zéro de plus dans les contrats»

Joint par Libé, un salarié de BFM Business se souvient : «Lors d'une réunion avec des journalistes, Alain Weill [PDG d'Altice France, ndlr] a expliqué, après le départ de Fraidenraich, que celui-ci était allé trop loin dans les contenus sponsorisés et les partenariats, qu'il fallait revenir à des choses plus carrées. Il a expliqué qu'il avait laissé faire parce que les résultats financiers étaient bons.» Le même se rappelle une formulation significative d'Alain Weill : «Avec Fraidenraich, il y avait toujours un zéro de plus dans les contrats» par rapport à ce que l'on peut attendre. La chaîne a des audiences limitées. Dans un document destiné aux clients de l'Hebdo des PME, datant de 2019 et consulté par Libé, elle revendique 303 000 téléspectateurs par semaine sur la télévision et 551 000 sur la radio.

Alain Weill, fondateur de la chaîne d'information en continu BFMTV, a demandé au successeur de Soumier de mettre fin à ces pratiques. Nommé l'an dernier, le nouveau directeur de la rédaction, Thierry Arnaud (qui n'a pas souhaité s'exprimer), a demandé que les contenus relevant de la communication soient labellisés comme tels. Les vidéos de l'Hebdo des PME, disponibles en ligne, sont précédées depuis quelques mois d'un écran précisant que le programme est proposé «avec Médias France».

Le ton reste cependant encore très bienveillant : «Est-ce qu'on peut dire que ça fait définitivement partie de vos plus-values, cette humanité, la volonté de vouloir former les gens qui vont travailler avec vous, et donc pour vous aussi ?» demandait ainsi le 20 juin la nouvelle animatrice de l'Hebdo des PME, Jeanne Baron, au patron d'un réseau de franchise de centre d'affaires immobilier. Réponse de l'intéressé : «Exactement.»

«Opérations spéciales»

Le nouveau directeur de BFM Business a cependant freiné sur les émissions dites de «partenariat». Entre 2016 et 2019, ses prédécesseurs avaient en effet multiplié les «opérations spéciales» financées par des sponsors ou des entreprises. C'est le cas de la campagne «Plus grand, plus fort» lancée sur la chaîne économique début 2017 avec la Société générale et le cabinet de conseil KPMG. Deux annonceurs qui ont rémunéré BFM Business pour accoler leurs noms à l'événement. D'après le compte rendu du CSE déjà cité, il a eu «un impact financier considérable», selon les termes de Pierre Fraidenraich.

L'objectif de cette campagne était de «soutenir la croissance des PME françaises». C'est ce qu'indique le site internet de KPMG, qui détaille ici le dispositif médiatique mis en place : un mini-site dédié, des tribunes en ligne, des «publireportages» et surtout des invitations dans les émissions de la star de BFM Business, Stéphane Soumier. Régulièrement (environ deux fois par mois pendant le temps de la campagne), un «expert» de KPMG a ainsi été convié le lundi à 7h40, dans la prestigieuse matinale de l'animateur. De même, un vendredi par mois à 18 heures, un plateau spécial réunissait des représentants de l'entreprise de conseil ou de la Société générale.

Mélange des genres

A BSmart, Soumier et Fraidenraich ont reproduit ce modèle qui plaît beaucoup aux annonceurs. Le 4 juillet, lorsque Stéphane Soumier anime une «émission spéciale» sur «les défis de l'assurance face à la crise du Covid-19», parrainée par l'assureur Generali, l'animateur mentionne bien le «partenariat» - rapidement - au début du programme. Mais le mélange des genres va plus loin. Car le grand invité de l'émission est Jean-Laurent Granier, patron de… Generali France. «Merci pour l'invitation, merci d'ouvrir ce débat car ce débat mérite d'avoir lieu, dit ce dernier en ouverture du programme. Pendant cette période de confinement, on a entendu beaucoup de choses sur le rôle des assureurs, parfois des contre-vérités qu'on avait du mal à contredire.» A la suite de la crise sanitaire, les assureurs ont été critiqués pour ne pas dédommager certaines victimes de la pandémie.

D'autres exemples propres à BSmart peuvent être cités. L'émission Smart rebond, présentée par Soumier, a pour partenaire l'entreprise de services informatiques créée par Jean-Michel Aulas, Cegid. Un cadre de Cegid la coanime avec la vedette de la chaîne. Idem pour Smart stratégie, dont le sponsor, Circle, une agence de conseil en stratégie, envoie son patron à côté de Soumier pour co-interviewer les invités.

Quant à Smart job, dont le partenaire est la société Welcome to the Jungle, elle a pour chroniqueur le patron de celle-ci. Pour ce même programme, consacré au travail, la chaîne a proposé un contrat financier à la société Concilio, qui nous a été confirmé par l'agence de communication de cette start-up médicale. Pour 25 000 euros, elle s'est vu proposer de «parrainer» dix éditions de Smart job, avec un écran publicitaire au début et à la fin. Pour 50 000 euros, elle avait le droit à 24 éditions. En outre, il était prévu que Concilio puisse envoyer un de ses dirigeants, à titre «d'expert», dans quelques-unes de ces émissions.

Une grande partie du modèle de BSmart est là : des entreprises payent pour participer, sous forme d'interview ou de coanimation, aux contenus. Stéphane Soumier, habitué à titre personnel aux prestations rémunérées par les sociétés (des «ménages» dans le jargon), ne s'en est pas caché lors la conférence de lancement de BSmart le 9 juin : «Il va y avoir des partenariats avec un certain nombre de marques, donc du sponsoring de programmes assez classique. On va essayer de faire des émissions qui correspondent à ce que les marques veulent mettre en avant.»

Convention

Ces pratiques sont-elles légales ? La loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication, à laquelle sont soumises toutes les chaînes de télévision, dispose que «toute forme de publicité accessible par un service de communication audiovisuelle doit être clairement identifiée comme telle. Elle doit également permettre d'identifier la personne pour le compte de laquelle elle est réalisée.» Ce texte semble indiquer que l'Hebdo des PME version Soumier-Fraidenraich, ne rentrait pas dans les clous.

Sur les parrainages, BSmart s'engage, dans sa convention signée avec le CSA fin juin et disponible en ligne, à répondre aux exigences du décret n°92-280 du 27 mars 1992. L'article 18 dudit décret prévoit que le contenu ou la programmation des émissions «ne peuvent, en aucun cas, être influencés par le parrain dans des conditions susceptibles de porter atteinte à la responsabilité et à l'indépendance éditoriale de la société ou du service de télévision». Là encore, les pratiques de Soumier et Fraidenraich ne semblent pas compatibles avec les règles du CSA, notamment sur un point : les sponsors des émissions participent directement au contenu, en tant qu'invités ou coanimateurs.

Contacté par CheckNews, le CSA, qui ne se prononce pas sans avoir été saisi au préalable par un téléspectateur ou un éditeur, ne souhaite pour l'heure pas faire de commentaire à ce sujet. Egalement contactée, BSmart n'a pour l'instant pas répondu à nos sollicitations.

Cordialement

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