Question posée par Arnaud le 09/07/2020
Bonjour,
Depuis ce jeudi 30 juillet, les seuils fixant les quantités de tabac que l'on peut importer depuis un autre pays de l'Union européenne sont divisés par quatre. La loi de finances rectificative pour 2020, promulguée ce jeudi, introduit en effet une nouvelle réglementation sur l'importation de cigarettes par les particuliers. Désormais, vous ne pouvez rentrer en France qu'avec 200 cigarettes (soit une cartouche), 100 cigarillos, 50 cigares et 250 grammes de tabac à rouler. Toute personne en transportant davantage est considérée les détenir à des fins commerciales.
Jusque-là, les seuils fixés étaient de 800 cigarettes (soit quatre cartouches), 400 cigarillos, 200 cigares et 1 kg de tabac. Ces seuils étaient une transposition de l'article 32 de la directive européenne du 16 décembre 2008 relative au régime général d'accise, qui fixe notamment des seuils minimaux que les Etats membres peuvent établir. Les nouveaux seuils décrits à l'article 51 de la loi de finances rectificative sont donc inférieurs aux niveaux indicatifs mentionnés dans la directive européenne.
Incompatibilité avec la directive européenne
Interrogé à l'Assemblée nationale sur la compatibilité de cette mesure avec la directive européenne de 2008, Olivier Dussopt, ministre délégué auprès du ministre de l'Economie, des Finances et de la Relance, chargé des comptes publics, avait expliqué que cette modification des seuils français pourrait contribuer à faire changer la réglementation européenne : «Nous avons conscience du caractère très offensif de notre proposition par rapport à la position européenne mais nous y voyons un moyen de faire vivre le débat sur l'harmonisation de la fiscalité […]. Si un pays comme le nôtre, où les flux frontaliers nourrissent des trafics importants, n'adopte pas une position offensive quant aux quantités de tabac autorisées par la directive, le débat de l'harmonisation n'avancera pas. Nous assumons donc notre position : elle vise un objectif primordial de santé publique, contribue à soutenir les buralistes et participe aussi à l'amélioration des comptes publics.»
L'exposé sommaire de l'amendement introduisant cette modification des seuils justifie de la même manière : «L'application de seuils quantitatifs plus réduits que ce que prévoit l'article 32 de la directive 2008/118/CE du Conseil du 16 décembre 2008 relative au régime général d'accise s'inscrit à la fois dans un souci de lutte contre la consommation de tabac et de limitation des achats de tabac manufacturés dans les pays voisins offrant une fiscalité plus légère sur les tabacs manufacturés que ce n'est le cas en France. Les divergences, particulièrement marquées, qui existent actuellement sur le prix du tabac au sein du marché intérieur entretiennent les trafics et réseaux de commercialisation occultes. Il s'agit donc d'enrayer le développement des achats réguliers de tabac aux frontières avec nos pays voisins. A titre d'exemple, les prix des produits du tabac français expriment les écarts suivants avec nos voisins : +50% avec l'Espagne, +35% avec la Belgique, +65% avec Andorre, +45% avec le Luxembourg, +35% avec l'Allemagne. Avec de tels écarts, les seuils quantitatifs actuels ne jouent plus leur effet dissuasif.»
Révision des règles européennes
Interrogée par CheckNews sur la nouvelle disposition du code général des impôts, la Commission européenne est prudente : «La Commission examinera sa compatibilité avec le droit de l'UE sachant que les règles de l'Union peuvent elles-mêmes évoluer.» Elle évoque par ailleurs une évolution possible de la réglementation européenne : «Une étude externe commandée par la Commission européenne, achevée en 2020, a conclu que les dispositions actuelles (y compris le seuil relatif aux quantités) ne permettent pas d'assurer un niveau élevé de protection de la santé publique, la lutte contre la fraude, l'évasion fiscale et les achats transfrontaliers illégaux. La Commission a donc annoncé dans la communication du 15 juillet qu'une révision des dispositions relatives aux acquisitions transfrontalières par les particuliers (directive 2008/118/CE) et des règles relatives aux accises dans le secteur du tabac (directive 2011/64/UE) va être lancée afin de mieux contribuer aux objectifs de santé publique.»
En France, la disposition prend effet dès la promulgation de la loi, ce vendredi 31 juillet. Elle permet aux services des douanes françaises d’infliger des amendes aux particuliers arrivant avec des volumes supérieurs à ceux de la loi française. Vu la supériorité du texte européen sur la loi nationale, cette disposition pourra-t-elle être contestée ?
«Peu de voies de recours»
«Il y a très peu de voies de recours», signale Jean-Luc Albert, professeur de droit public spécialisé dans le droit douanier. De plus, les procédures de contestation, si elles sont mises en œuvre, mettront «des mois» à aboutir, prévient-il.
Le professeur explique qu'un recours en manquement peut être engagé auprès de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), soit par la Commission, soit par un Etat membre après saisine de la Commission. «Les services de la Commission ont reçu des plaintes concernant la diminution des quantités maximales de tabacs achetés dans un autre Etat membre», confirme la Commission européenne auprès de CheckNews. Mais ces plaintes ne concernent pas forcément la France, puisque la loi n'est entrée en vigueur qu'hier. Par exemple, la Finlande limite aussi l'importation de tabac à des seuils inférieurs à ceux de la directive européenne (200 cigarettes, 100 cigarillos, 50 cigares, 250 grammes de tabac à rouler) si les paquets ne comportent pas d'avertissements sanitaires écrits en suédois et en finnois.
Un autre moyen serait de passer par une procédure judiciaire, dans le cas où un particulier contesterait l'infraction. «Le particulier pourrait invoquer la violation de la directive, auquel cas la disposition nationale ne pourrait pas s'appliquer et le juge ne pourrait pas condamner la personne», indique Jean-Luc Albert. Le juge national déclarerait ainsi la disposition non conforme au droit européen. Il s'agit de «l'effet direct ascendant» : il permet aux particuliers d'invoquer directement le droit européen devant les tribunaux, indépendamment de l'existence de textes issus du droit national.
C'est ce que rappelle la Commission européenne : «Tout juge national, saisi dans le cadre de sa compétence, a l'obligation d'appliquer intégralement le droit de l'Union et de protéger les droits que celui-ci confère aux particuliers, en laissant inappliquée toute disposition éventuellement contraire de la loi nationale.»
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Dernier moyen de recours : la juridiction nationale pourrait également interroger la CJUE sur la validité du texte de loi par rapport au droit européen. C'est ce qu'on appelle le renvoi préjudiciel. Miguel Nicolas, avocat spécialisé en droit douanier, prévient : «Encore faut-il que le juge français accepte de poser la question préjudicielle à la CJUE. S'il considère qu'il n'y a pas de difficulté d'interprétation, il peut ne pas renvoyer la question.»
Sur ces possibilités de recours devant les tribunaux, Me Nicolas tempère : «En pratique, beaucoup de litiges ne vont pas jusqu'aux tribunaux.» En effet, si un contrevenant ayant trop de tabac sur lui est arrêté lors d'un contrôle douanier, il doit payer des droits et taxes, et est passible de poursuites devant le tribunal correctionnel. «Heureusement, les douanes ne citent pas à comparaître tous ceux qui ont cinq cartouches de cigarettes sur eux, sinon les tribunaux seraient encombrés», expose Michael Gravé, avocat intervenant en droit douanier et professeur associé à l'université de Rouen. Ainsi, la plupart du temps, l'agent des douanes propose de régler l'affaire grâce à une «amende transactionnelle». Le contrevenant doit toujours régler les droits et taxes sur ses produits, mais au lieu d'être poursuivi, il paye une amende directement, dont le montant est inférieur à la pénalité encourue devant le tribunal correctionnel. Dans ce cas, le paiement de la somme «occulte toute possibilité de contestation ultérieure», précise Michael Gravé.
La France déjà épinglée en 2013
Notons, enfin, que la France a déjà été épinglée par la CJUE à cause de sa réglementation sur le tabac. Dans un arrêt de mars 2013, la Cour de justice lui reprochait de ne s'appuyer que sur «un critère purement quantitatif pour l'appréciation du caractère commercial de la détention par des particuliers de tabac manufacturé en provenance d'un autre Etat membre». En effet, la directive européenne mentionne d'autres éléments que les Etats membres doivent prendre en compte pour déterminer si les produits soumis à accise sont destinés à un usage commercial, par exemple l'activité professionnelle du détenteur des produits soumis à accise, les motifs pour lesquels il les détient, le mode de transport utilisé, ou la nature des produits.
La France a alors pris deux circulaires pour se mettre en conformité, en 2013 puis en 2014, précisant que si le seuil d'importation est dépassé, «l'administration s'attachera à vérifier dans quelle mesure les tabacs transportés sont ou non destinés aux besoins propres de la personne contrôlée».