Le visuel représente une carte de France, saturée de points bleus ou verts. «Derrière chaque point, il y a un ou plusieurs pédocriminels», indique la légende. La publication, qui remonte au 10 septembre, émane de l’association normande Team Eunomie. Il s’agit de la dernière mise à jour d’un document régulièrement réactualisé. Contacté par CheckNews, Shiva (qui refuse de donner sa véritable identité), le cofondateur de l’association – qui fait partie des quelques structures bénévoles traquant les pédocriminels sur le Net, à partir de faux profils de mineurs – explique que la carte n’est pas exhaustive. Pour le cas d’une grande ville comme Paris, il n’y a qu’«un point sur la carte mais plusieurs dossiers». Ainsi, l’association assure avoir actuellement «3 700 dossiers en cours». Bien plus qu’il n’y a de points sur la carte. Quelle est l’utilité de ce visuel, qui ne fournit aucune autre information que cette myriade de points qu’il donne à voir ? L’association assume la recherche d’un effet d’impact, estimant que la carte permet de mesurer l’ampleur du phénomène pédocriminel. La carte circulant sur les réseaux sociaux est, explique le fondateur de l’association, une capture d’écran d’une carte interactive, recensant les pédocriminels présumés identifiés par l’association, mais que cette dernière «n’a pas vocation à diffuser».
Mise à jour de la carte des pédocriminels de septembre 2024. Derrière chaque point il y a un ou plusieurs pédocriminels. Nous avons actuellement plus de 3700 dossiers.
— Team Eunomie (@EunomieTeam) September 10, 2024
Source : dossiers que l'association Team Eunomie traite.#STOP pic.twitter.com/2ww8MQtssc
Cette version interactive, dont seuls disposent les deux cofondateurs, permet en effet d’avoir accès «à tout un tas d’informations sensibles» sur les dossiers en cours, avec notamment «le nom» des pédocriminels présumés, «leur prénom, adresse, date de naissance, le contenu des conversations, photos qu’ils envoient, etc.».
Sur la carte diffusée sur les réseaux sociaux, la majorité des points sont bleus, les autres – quelques dizaines – sont verts. Ces derniers représentent les dossiers «envoyés à la justice», selon Team Eunomie. Dans ces cas-là, explique l’association, il existe une «enquête rédigée» expliquant la démarche par laquelle le pédocriminel suspecté a été identifié, ainsi qu’une plainte de l’association, qui «se constitue dorénavant partie civile», explique son cofondateur.
Les points bleus représentent, eux, «les dossiers en cours» de traitement. A ce stade, l’enquête d’identification précise n’est pas arrivée à son terme, fait savoir l’association. Les bénévoles ont seulement réussi à associer «une ville ou une adresse» au pédocriminel suspecté avec lequel ils échangent en ligne.
«Intercepteurs» et «enquêteurs»
Si l’association anime aussi des ateliers de sensibilisation dans des collèges, elle est surtout connue pour son activité de traque des pédocriminels en ligne, divisée en deux pôles : «les intercepteurs», qui créent de faux profils d’enfants sur les réseaux sociaux et «attendent que des pédocriminels viennent échanger avec eux», précise Shiva. Puis, à partir des conversations que ces premiers entretiennent avec les pédocriminels suspectés, les seconds interviennent. «Les enquêteurs», eux, sont tenus de récolter un maximum d’informations personnelles afin d’identifier les suspects et de «constituer des dossiers qui seront transmis à la justice». Pour cela, ils recoupent les informations obtenues lors des chats entre les faux profils d’enfants et les pédocriminels suspectés avec des informations «accessibles en ligne et consultables par tous», poursuit le cofondateur. Par exemple, pour être certains de la ville dans lequel un suspect habite, les bénévoles vont vérifier l’information en la recoupant avec la ville d’origine renseignée sur ses réseaux sociaux.
Grâce à ces techniques d’infiltration et d’enquête, l’association revendique avoir fait condamner 111 personnes «sur environ 400 dossiers transmis à la justice» depuis 2021, date à laquelle l’association s’est formée. Une statistique que CheckNews n’est pas en mesure de confirmer.
En guise d’exemple de l’impact de son activité, l’association a fourni à CheckNews la décision du tribunal de Coutances (Manche) de condamner un homme à un an de prison, dont six mois avec sursis. Team Eunomie s’était portée partie civile au procès. Le 4 octobre 2023, l’homme a été reconnu coupable de neuf chefs d’accusation dont celui d’avoir fait des propositions sexuelles à un mineur de 15 ans ainsi que d’avoir diffusé du contenu violent et pédopornographique. Contacté par CheckNews, le parquet de Coutances n’a toutefois pas pu nous confirmer que la condamnation faisait suite à un signalement de l’association. Tout en précisant que cela ne signifie pas que ce ne soit pas le cas. «Nous ne sommes pas en mesure de préciser le nombre exact d’enquêtes ouvertes sur la base du signalement de la Team Eunomie (ils ne sont pas systématiquement enregistrés en qualité de témoin/signalant dans notre applicatif).»
Interview
Lors de cet échange, le tribunal de Coutances nous a en revanche confirmé la condamnation, quelques mois plus tard, d’un autre prévenu après «l’aboutissement d’une enquête qui a été ouverte sur la base d’une dénonciation de la Team Eunomie». Le 17 mai 2024, l’homme a été condamné à deux ans de prison dont un avec sursis pour huit chefs d’accusation dont proposition sexuelle à un mineur de 15 ans et diffusion de message violent et pornographique.
Egalement contacté par CheckNews, le parquet d’Arras confirme avoir déjà ouvert des enquêtes après avoir été saisi «par des associations qui, en se faisant passer pour des mineurs, sont parvenues à piéger des pédocriminels». Le parquet indique également ne pas pouvoir fournir de statistiques en la matière : «Ces associations n’apparaissent pas nécessairement sur notre logiciel de suivi des procédures (Cassiopée), dans la mesure où elles ne sont pas victimes stricto sensu. Nous ne sommes donc pas en mesure de confirmer avoir été saisis par Team Eunomie dans le cadre précité et le cas échéant pour quel nombre de dossiers.»
Si un décompte précis apparaît impossible, on trouve régulièrement, dans la presse régionale, des mentions de condamnations pour des faits de pédocriminalité trouvant pour origine un signalement de team Eunomie ou une autre association ayant une démarche similaire.
Cadre légal
Le mode opératoire de ces associations fait débat depuis plusieurs années. Dans un entretien accordé à Libé à l’été 2020, Véronique Béchu, qui était à la tête d’une des six unités opérationnelles de l’Office central pour la répression des violences aux personnes (OCRVP), taclait des structures qui «agissent complètement hors la loi». Et de pointer le risque d’une intention initialement louable mais finalement contreproductive, notamment du fait du possible parasitage d’une enquête policière en cours : «Si le suspect est alerté qu’on le suit, notre enquête est fichue : il va s’anonymiser, supprimer tout ce qu’il a chez lui.» Véronique Béchu pointait aussi un risque procédural, pouvant potentiellement profiter au suspect : «Cela vicie la procédure dès le départ. Beaucoup de parquets aujourd’hui rejettent directement toute procédure issue d’un signalement de groupes de citoyens, considérant que le cadre légal n’est pas respecté… Bien sûr, la démarche part d’un sentiment louable, mais il faut rester dans le cadre de la loi justement pour qu’il n’y ait pas de risque de non-lieu ou de relaxe.» La responsable de l’OCVRP évoquait enfin le risque de dérives telles que des «guets-apens» violents tendus par les traqueurs qui se rendraient aux rendez-vous éventuels organisés par les pédocriminels présumés pour les piéger.
Enquête
Auprès de CheckNews, le ministère de la Justice assure que les pratiques des associations telles que Team Eunomie ne sont, «sur le principe, pas interdites». Si les enquêteurs sont soumis «au respect du principe de loyauté de la preuve», ce principe «s’applique uniquement à l’autorité publique donc aux policiers et gendarmes», et «pas aux parties privées telles que les associations ou les journalistes», qui peuvent apporter des éléments dans des enquêtes «qui seront évalués dans les parquets».
Pour autant, le ministère insiste aussi sur le cadre à respecter. Il faut notamment que les bénévoles qui enquêtent sous pseudonymes observent «des échanges sans provocation à la commission d’une infraction». La Team Eunomie déclare à CheckNews s’inscrire systématiquement dans ce cadre, les «intercepteurs» étant «dans le rejet de la personne qui les sollicite, refusant systématiquement les rendez-vous, les propositions d’envoi et de réception de photos, ne relancent jamais la conversation avec les pédocriminels».
A CheckNews, la Direction générale de la police nationale explique par ailleurs que si les faits détectés en ligne par des associations «sont portés à la connaissance du procureur de la République, l’Office mineurs ou un service d’investigation territorial pourra être saisi du signalement pour qu’une enquête soit diligentée» par des enquêteurs qui devront «reprendre en procédure l’ensemble des informations transmises et les vérifier par leurs propres investigations».