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«350 000 morts à Gaza d’ici à la fin de l’année» : d’où provient le chiffre évoqué par le député LFI Thomas Portes sur X ?

Guerre au Proche-Orientdossier
Le chiffre relayé par le député, issu d’un article publié dans le quotidien britannique «The Guardian», est une estimation intégrant les victimes indirectes du conflit dans les années à venir, du fait de la destruction des infrastructures de santé ou de la famine. Un calcul qui repose aussi sur une projection hasardeuse du nombre de décès d’ici la fin de l’année.
Une vue des décombres le long d'une allée du marché de l'or de Qissariya, à Gaza, le 22 septembre 2024. (Omar Al-Qatta/AFP)
publié le 25 septembre 2024 à 7h29
Question posée par MrCox le 23 septembre 2024

Dans un message publié ce lundi 23 septembre sur le réseau social X (ex-Twitter), le député LFI de la 3e circonscription de Seine-Saint-Denis explique que «si rien ne change, le nombre de décès à Gaza atteindra 350 000 à la fin de l’année». Le tweet renvoie à un billet publié dans le quotidien britannique The Guardian, signé par la chercheuse en santé publique étasunienne Devi Sridhar, contributrice régulière du journal.

Ce texte, qui débute en évoquant la résurgence de la poliomyélite à Gaza suite à l’arrêt des campagnes de vaccination, se base – en l’extrapolant – sur une première estimation abondamment médiatisée début juillet 2024, qui suggérait «qu’au moins 186 000 morts» des suites du conflit seraient à terme à déplorer à Gaza.

Pas une étude scientifique

CheckNews était revenu, au début de l’été, sur les modalités de cette estimation. Bien que publié dans les pages d’une revue médicale à comité de lecture – The Lancet –, ce texte paru début juillet n’est pas une étude scientifique (comme cela a parfois été relayé), mais une «correspondance», autrement dit une lettre adressée au journal. Dans cet article, les auteurs prennent pour base le nombre de Palestiniens déclarés morts, entre mi-octobre et mi-juin, par le ministère de la Santé de Gaza, sous administration du Hamas, soit 37 396 personnes. Selon les chercheurs ce bilan serait «probablement sous-estimé». Outre la difficulté à collecter les données sur le terrain, ils notent par exemple que l’organisation non gouvernementale Airwars procède de manière indépendante «à des évaluations détaillées des incidents survenus dans la bande de Gaza, et constate[nt] souvent que tous les noms des victimes identifiables ne figurent pas sur la liste du ministère». Mais, les auteurs se cantonnent néanmoins à ce bilan de référence.

«Les conflits armés ont des répercussions indirectes sur la santé, au-delà des dommages directs causés par la violence. [...] Même si le conflit prend fin immédiatement, il y aura encore de nombreux décès indirects dans les mois et les années à venir, dus à des causes telles que les maladies reproductives, transmissibles et non transmissibles», détaillent les chercheurs. Compte tenu «de l’intensité du conflit, de la destruction des infrastructures de soins de santé, des graves pénuries de nourriture, d’eau et d’abris, de l’incapacité de la population à fuir vers des lieux sûrs et de la perte de financement de l’Unrwa [l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient, ndlr]», ils présument que le nombre de décès indirects sera, à terme, «élevé».

Estimation et extrapolation

Les auteurs se réfèrent également à un document publié en 2008 par le secrétariat en charge de la Déclaration de Genève sur les violences armées et le développement, qui énonce que «les études montrent qu’il y a entre trois et quinze fois plus de personnes qui meurent indirectement pour chaque personne qui meurt de manière violente». En appliquant «une estimation prudente de quatre décès indirects pour un décès direct» (dans le bas de la fourchette de 3 à 15 précitée), les auteurs expliquent «qu’il n’est pas invraisemblable d’estimer que 186 000 décès, voire plus» pourraient, à terme, découler du conflit actuel (37 396 multiplié par cinq, soit 186 980).

C’est ce raisonnement que Devi Sridhar se propose de prolonger dans son billet pour le Guardian. Notant que cette première estimation était basée sur les données de mortalité arrêtées à mi-juin, l’autrice propose de poursuivre le calcul initial dans l’hypothèse d’un conflit qui se prolongerait cette fois jusqu’à la fin de l’année. Par facilité, elle part du postulat que le nombre de morts directes à Gaza chaque mois d’ici décembre va être semblable à la première partie du conflit (d’octobre 2023 à mi-juin, donc), prise en compte par l’article du Lancet. Selon son calcul, le bilan des morts à Gaza sera de près de 68 000 victimes en décembre. Suivant le raisonnement de l’article du Lancet, elle y applique un coefficient multiplicateur de 5. Pour aboutir au chiffre de plus de 335 000 morts – que Thomas Portes retranscrit, en se trompant, en 350 000.

Formulation trompeuse

Ce raisonnement a les faiblesses de celui de la publication d’origine dans le Lancet : il est forcément imprécis. Mais il y ajoute une hypothèse erronée : l’idée selon laquelle les décès à Gaza se poursuivent à un rythme moyen linéaire. Or cela est faux, selon les chiffres mêmes du ministère de la Santé gazaoui. On comptait par exemple près de 300 morts par jour dans les premières semaines du conflit, bien plus qu’aujourd’hui. Il n’y a donc pas de raison a priori de penser que la moyenne des morts mensuelles d’ici à décembre sera aussi élevée que celle enregistrée sur les huit premiers mois du conflit (environ 4 700), période de référence du Lancet.

Ainsi, selon les chiffres du ministère gazaoui de la Santé, entre mi-juin et la troisième semaine de septembre (soit un peu plus de trois mois), le nombre de morts est passé de 37 396 à 41 467. Soit un peu plus de 4 000, pour une moyenne mensuelle désormais inférieure à 1 300. Bien loin des 4 700 morts mensuelles sur lesquelles se base Devi Sridhar.

En partant de l’hypothèse que le nombre de décès, chaque mois, d’ici décembre, sera le même que le nombre de décès mensuel moyen depuis juin, on arriverait à un total cumulé de 45 850 morts en décembre. Ce qui donnerait, en appliquant le raisonnement des auteurs de l’article du Lancet, environ 230 000 morts au total, et non 335 000.

A noter enfin que la formulation du tweet de Thomas Portes (peut être trompé par la tribune du Guardian, elle-même peu claire), qui assure que «le nombre de décès à Gaza atteindra 350 000 à la fin de l’année» si le conflit se prolonge, est trompeuse. Le nombre de 335 000 agrège bien, d’une part, une estimation du nombre de personnes mortes directement en raison de la guerre à cette date et, d’autre part, une estimation du nombre de personnes qui subiront les conséquences de cette guerre, dont certains décéderont durant les prochaines années.

En résumé

Si le mode de calcul proposé par les auteurs de la lettre du Lancet (et repris dans cette tribune) débouche sur un «ordre de grandeur» nécessairement très imprécis (avec donc, en prime, une hypothèse contestable pour l’article de Devi Sridhar), cela ne disqualifie toutefois pas le propos initial des chercheurs, qui est d’alerter sur le fait que les morts gazaouies du conflit ne se limiteront, d’évidence, pas aux personnes directement tombées sous le feu de l’armée israélienne. Si l’on se focalise sur la seule question de la famine, on peut se référer aux chiffres actuellement établis par le Cadre intégré de classification de la sécurité alimentaire, programme international qui a développé plusieurs outils pour évaluer le niveau de sécurité alimentaire dans le monde. Selon son échelle de «l’insécurité alimentaire aiguë» (dont le fonctionnement a été détaillé fin janvier dans un précédent article), près de 500 000 Gazaouis seraient actuellement dans une situation de «catastrophe humanitaire», voire de «famine» (lorsqu’une proportion importante de la population n’a plus accès à la nourriture, tandis que les taux de malnutrition et de mortalité dépassent les derniers seuils d’alertes).