Question posée par Kevin le 20 octobre 2024.
Un catalogue de fournitures pédagogiques au cœur d’une polémique. Dans une publication mise en ligne jeudi 17 octobre sur le réseau social X, un internaute s’insurge contre «les prix catalogues des sociétés par lesquelles [il est] obligé de passer» pour se fournir en matériel éducatif. L’image jointe au tweet affiche un prix de 80 euros pour une lampe de bureau basique et de 48,60 euros pour l’ampoule qui va avec, laquelle n’est pas incluse dans le prix de la lampe. L’auteur de la publication, qui se présente à CheckNews comme un technicien de laboratoire dans un lycée public de l’ouest parisien, dénonce les dépenses que ce choix imposé de catalogue induit, alors même qu’en parallèle il se voit rabâcher qu’il n’y a «pas d’argent à l’éducation nationale» et qu’il faut «faire des économies».
"Y'a pas d'argent à l'Education Nationale ! On doit faire des économies !"
— Leland Gaunt🎈 (@dalebarbie2) October 17, 2024
Regardez les prix catalogues des sociétés par lesquelles je suis OBLIGÉ de passer
80€ la lampe de chevet QUATRE-VINGT EUROS
48,6€ l'ampoule
QUARANTE-HUIT PUTAINS D'EUROS POUR UNE AMPOULE pic.twitter.com/2rMrekD0Uq
Vu plus de 9 millions de fois, le tweet a suscité de vives réactions dans les commentaires. D’une part, des internautes ironisent sur le prix affiché, tandis qu’eux trouvent des lampes très similaires vendues 13 ou 20 euros sur la plateforme de commerce en ligne Amazon. D’autre part, certains suggèrent au compte à l’origine du post de changer de fournisseur, arguant qu’«il est tout à fait possible de passer par d’autres prestataires pour ce type de lampe qui n’est pas spécifique». Mais à chaque fois, la réponse est la même : «je dois passer par ces fournisseurs», ou encore «pour le matos de labo, l’intendance [le service responsable de la gestion matérielle d’un établissement d’enseignement, ndlr] bloque tout ce qui ne vient pas d’une des sociétés agréées». Et de renvoyer vers les tarifs pratiqués par les deux autres fournisseurs avec lesquels «l’intendance» lui laisse le choix : «Ils sont tous alignés, bien entendu.»
La publication a fini par remonter jusqu’au député RN Jean-Philippe Tanguy, qui commente, sur X toujours : «J’ai proposé à la commission des finances une enquête contre les surfacturations et la corruption dans la commande publique. Nous sommes visiblement dans le sujet…»
Expériences de photosynthèse
En l’occurrence, le catalogue photographié est celui de la société Sordalab, qui est spécialisée dans la fourniture de matériel pédagogique et consommables destinés à l’enseignement scientifique (SVT, physique, chimie). On retrouve effectivement cette lampe, proposée au prix de 80 euros, aux pages 74 et 294 du catalogue «Sciences de la vie et de la terre» 2024-2026, dans les sections «laboratoire» et «biologie». Les clients sont invités à la compléter avec l’ampoule à LED 4W dont la «très forte luminosité», indique la fiche produit sur le site de Sordalab, est destinée à «optimiser les résultats des expériences de photosynthèse».
Mais la même lampe est aussi présentée, toujours au même prix, à la page 491 du même catalogue (dans la section «équipement de salle»), ainsi qu’aux pages 323 et 497 du catalogue «Physique et chimie» 2024-2026 (sections «TP Physique» et là encore «équipement de salle»). Sauf que l’ampoule (halogène cette fois) proposée en complément est alors affichée au prix de 4,40 euros. Une étude plus approfondie des catalogues suggère donc un lien entre le prix de 48,60 euros pour l’ampoule 4W, en apparence exorbitant, et son usage bien précis, dans le cadre d’expériences de biologie. «Cette ampoule ne fait rien de plus qu’une ampoule normale, rétorque l’auteur du tweet à l’origine de la polémique. C’est une lampe, et comme toutes les lampes elle optimise la photosynthèse.»
A noter que l’origine de la lampe n’est pas indiquée, ni sur le catalogue, ni sur le site de l’entreprise. Mais on sait que celles vendues par Amazon, repérées par des internautes, sont produites en Chine, en Inde ou en Hongrie.
Interrogé à ce sujet, le ministère de l’Education nationale estime qu’«il est nécessaire de comparer ce qui est comparable». Et souligne que les lampes dénichées n’avaient pas forcément toutes les mêmes caractéristiques : les «qualités des matériaux employés (métal et non plastique), socle lesté, indice de luminosité, mais aussi durée de garantie» représentent autant d’éléments décisifs dans la fixation du prix. Outre ces différences, «le prix doit s’analyser en coût complet (qualité, durabilité, recyclage) et non en simple coût d’achat initial», ajoute le ministère.
Clientèle distincte
Sur les catalogues des autres fournisseurs de matériel pédagogique pour l’enseignement scientifique, les lampes destinées aux expériences de biologie ne sont pas vendues moins cher. Jeulin demande 109 euros pour son modèle de lampe à dissection, aussi mis en avant pour une utilisation en photosynthèse (à la page 160 du catalogue «SVT» 2024-2025). Chez ce «faux concurrent» (dans la mesure où il appartient au même groupe), une ampoule à LED est fournie avec la lampe, mais pour une ampoule de rechange, il faut débourser 35 euros.
Du côté de Pierron, acteur historique du marché devenu aujourd’hui moins influent, la lampe de microscopie est proposée à quelque 107 euros lorsqu’elle est vendue individuellement, et à 93,50 euros pour un lot de douze lampes ou plus. Aussi présenté dans la section «dissection», ce modèle serait «idéal pour l’observation de petits échantillons». Chaque lampe est livrée avec une ampoule à LED. L’ampoule de rechange, cette fois moins onéreuse, coûte 8,70 euros.
Comme remarqué par certains internautes depuis la publication de notre article, les mêmes lampes et ampoules sont vendues bien moins cher (respectivement 25 et 19 euros) sur le site d’Equascience, spécialisé dans le domaine des jeux scientifiques. Les internautes soulignent par ailleurs qu’Equascience et Sordalab partagent le même siège, dans l’Essonne, et que la seconde société a acquis des parts (12 %) dans la première. De fait, le dirigeant d’Equascience est un ancien de Sordalab. Mais ces entreprises sont détenues par des propriétaires différents, de même qu’elles affichent une clientèle distincte. Ainsi, tandis que Sordalab appartient au groupe Médiascience (250 salariés) et s’adresse aux établissements scolaires, Equascience est une petite entreprise qui «cible plutôt le grand public et la découverte des sciences à la maison», indique son président et actionnaire, Emmanuel Durand. «Mes clients sont donc, pour beaucoup, des particuliers. Je ne vends jamais cette lampe car ce sont principalement des professeurs de SVT qui l’achètent, précise-t-il à propos du produit visé par les critiques. Je m’étais procuré un petit lot de lampes car on me l’a demandé, j’ai laissé la page en ligne parce qu’il m’en restait quelques unes à vendre.» Comment le gérant d’Equascience explique-t-il un tel écart dans les tarifs ? «Sordalab a sa propre politique tarifaire. C’est une grosse boîte avec des charges qui ne sont pas du tout les mêmes, avec des coûts d’investissement et développement.»
«Le réflexe Amazon et ses effets pervers»
Il n’y a en fait rien d’étonnant à ce qu’un enseignant du public n’ait d’autre choix, pour ses demandes de matériel, que de piocher parmi les références proposées dans les catalogues des sociétés agréées par son établissement. «Le collège ou le lycée est complètement libre de définir ses fournisseurs» car il est autonome dans la gestion de son budget, mais «la règle, c’est en général le mieux-disant, plutôt que le moins-disant», développe Philippe Lalouette, assistant de gestion dans un lycée d’Amiens et cosecrétaire général du Syndicat national de l’administration scolaire, universitaire et des bibliothèques. «Les enveloppes étant contraintes, on regarde évidemment les tarifs, mais on a la liberté de commander où bon nous semble, poursuit le représentant syndical. Dans mon lycée, pour les demandes des enseignants en sciences [comme dans le cas dont il est ici question], on passe par des fournisseurs classiques de produits scientifiques : Jeulin, Pierron, Sordalab… On met en concurrence leurs produits, et on choisit en fonction du besoin pédagogique exprimé par l’enseignant.»
Il n’est pas exclu que les gestionnaires optent pour des commandes sur les plateformes proposant des prix qui défient toute concurrence, puisque tout dépend des pratiques de l’établissement. «Je connais plein de collègues qui cliquent sur Amazon sans se poser la question, mais d’autres font plus attention», rapporte Philippe Lalouette. Au sein de son syndicat, il indique mener une réflexion sur «le réflexe Amazon et ses effets pervers» au vu des «questions autour de la fiscalité de cette entreprise, la disparition des commerces de proximité et le maintien de l’emploi local». «Généraliser la commande publique chez Amazon, c’est se tirer une balle dans le pied», expose-t-il.
Dans le primaire, les commandes Amazon ne font même pas figure d’option, dans la mesure où les écoles n’ont pas d’autonomie juridique, et dépendent de leur collectivité territoriale de rattachement, c’est-à-dire les communes. «On n’a pas le choix des fournisseurs, on est obligé de passer par le marché public, explique Johanna Cornou, la référente direction d’école au sein du SE-Unsa, le syndicat des enseignants de l’Unsa. La mairie lance des appels d’offres, et des entreprises se positionnent. A partir du moment où une entreprise est choisie pour un type de marché, on est obligé de passer par elle [tant que le contrat court]. Même si on trouve l’article moins cher ailleurs, on est obligé de l’acheter auprès de ce fournisseur.» Un fonctionnement qui peut tirer les prix vers le haut. «Quand la mairie fait son appel d’offres, elle se base sur un panier virtuel composé de plusieurs articles, et choisit le candidat proposant le meilleur rapport qualité-prix, détaille Johanna Cornou. Sauf que, en dehors de ce panier, les articles ne sont pas toujours les moins chers chez le fournisseur choisi. Dans le panier, il peut y avoir des gommes, mais pas forcément des agrafeuses.»
«Un quasi-monopole à son paroxysme»
Mais en dehors des communes, de nombreux départements (qui gèrent les collèges) et régions (qui gèrent les lycées) désignent, à l’issue d’appels d’offres, un attributaire qu’ils sollicitent pour les plus grosses dépenses, expose à CheckNews un fin connaisseur du marché. Ce peut être le cas lors de l’ouverture d’un nouvel établissement qui, entre autres, doit intégralement être équipé en matériel scientifique. C’est également le cas quand un établissement demande une subvention spéciale car il a besoin d’un matériel onéreux. Une démarche assez fréquente dans la mesure où «le budget de fonctionnement est vite dépensé une fois qu’on a acheté les produits chimiques et qu’on a remplacé la verrerie cassée par les élèves», souligne notre source. Or, le groupe Médiascience (dont Jeulin est une filiale, et qui détient aussi Sordalab depuis 2022) est «le seul fournisseur de taille suffisante pour répondre à ces demandes». Cette situation lui assure, dès lors, «un quasi monopole» sur les marchés publics, qui «a atteint son paroxysme» avec le rachat de Sordalab il y a deux ans.
«Pour les produits qui font l’objet des appels d’offres», Sordalab et Jeulin peuvent donc se permettre de «gonfler les prix», analyse notre interlocuteur. D’après lui, «pour ces sociétés, il est beaucoup plus rentable de vendre à 80 euros quelques fois, que de vendre à 20 euros tout le temps. Sur la lampe, l’explication selon laquelle le produit est spécial est totalement bidon. S’il y avait de la concurrence, il n’y aurait pas ce prix».
De son côté, dans un communiqué transmis à CheckNews lundi 21 octobre, la société Sordalab évoque deux facteurs qui, selon elle, se répercutent «directement» et «nécessairement» sur le prix final. D’abord parce que «la commande publique impose les contraintes classiques de tous les fournisseurs de l’État : des cahiers des charges complexe, des pénalités de retard, des délais de paiement, etc.» Et ensuite parce que «la destination finale des produits (collégiens, lycéens ou étudiants) impose des sélections et des contrôles de sécurité supplémentaires».
Alors que la lampe et l’ampoule visées par la polémique s’affichent désormais comme «non dispo» sur le site de Sordalab, l’entreprise confirme à CheckNews qu’il s’agit d’une conséquence directe de la «campagne de dénigrement» dont elle estime faire l’objet. «Avec l’ampleur que prenait cette histoire, nous avons préféré dans un premier temps retirer ces deux produits de notre site. Nous les remettrons sans aucun doute dans quelques jours, car nous n’avons vraiment rien à nous reprocher», répond Sordalab. Qui tient encore à préciser que cette «ampoule est un produit que nous vendons uniquement en quelques dizaines d’exemplaires par an, ce n’est vraiment pas notre cœur de métier».
Mise à jour : Le 21 octobre à 17 h 35, ajout de la réaction de Sordalab. Puis le 22 octobre à 16 h 00, ajout des réponses de l’auteur du tweet, du gérant d’Equascience et d’un connaisseur du marché du matériel pédagogique scientifique.