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A Gaza, la première distribution d’aide israélienne tourne au chaos : chronologie d’un fiasco

La première opération de distribution alimentaire organisée par une entité israélienne, mardi 27 mai dans l’enclave palestinienne, a dégénéré, causant au moins un mort et une cinquantaine de blessés. «CheckNews» en reconstitue le déroulement.
Des Palestiniens lors de la distribution alimentaire de la Fondation humanitaire pour Gaza, dans le sud de l'enclave le 27 mai 2025. (Abdel Kareem Hana/AP)
publié le 29 mai 2025 à 10h27

La première opération de distribution alimentaire du nouveau système humanitaire conçu par Israël et les Etats-Unis pour Gaza s’est tenue mardi 27 mai. Elle a tourné au fiasco. Une image a marqué les esprits : des centaines de Gazaouis, entassés dans cinq couloirs grillagés et encadrés par seulement trois agents en gilet rose.

Le blocus alimentaire imposé par Israël pendant près de deux mois a plongé l’enclave dans une grave pénurie et mardi, l’affluence des Palestiniens était telle que, deux heures après la prise de la photo, le dispositif de distribution cédait – jusqu’à ce que des tirs de l’armée israélienne tuent au moins une personne et en blessent 48 autres, selon le journal israélien Haaretz, citant le ministère de la Santé de Gaza. CheckNews a reconstitué le fil de cette journée en compilant et analysant les images disponibles.

L’opération était encadrée par la controversée «Fondation humanitaire pour Gaza» (GHF), créée conjointement par Israël et les Etats-Unis pour remplacer les Nations unies et les ONG dans leur rôle de distribution de l’aide alimentaire dans l’enclave. Ces dernières ont refusé de coopérer avec cette nouvelle organisation privée – sans but lucratif –, l’ONU estimant le plan israélien «incompatible avec les principes humanitaires». Une opposition qui s’étend jusqu’au sein de l’armée israélienne, plusieurs officiers ayant indiqué craindre un risque de mouvement de foule et une cohabitation tendue entre les soldats et le personnel armé de l’organisation.

Malgré ces alertes, l’armée israélienne a installé entre avril et mai quatre centres de distribution d’aide réservés à la Fondation humanitaire pour Gaza : un dans le nord de l’enclave, trois dans le sud. C’est à Tel al-Sultan, l’un de ces centres du sud, que la distribution de mardi a viré au chaos. Tous ces sites partagent une configuration semblable : deux couloirs d’accès étroits, bordés de barrières grillagées, débouchent sur une large zone rectangulaire destinée à accueillir les civils. A l’arrière, un espace plus vaste permet l’arrivée des camions chargés de denrées alimentaires.

A Tel al-Sultan, la distribution, initialement prévue lundi, a été repoussée au lendemain matin, dans un certain désordre. Une source de sécurité israélienne confie ainsi au Haaretz, «heureusement, le premier jour, personne n’est venu, ce qui nous a donné plus de temps pour nous organiser». De même, le plan israélien – étudié par le Washington Post – prévoyait l’usage de la technologie biométrique et de la reconnaissance faciale. En pratique, les bénéficiaires palestiniens ont constaté qu’aucune pièce d’identité ni aucun SMS n’étaient requis pour recevoir le colis d’aide alimentaire, rapporte Haaretz.

Selon un communiqué de la Fondation, chacun des cartons délivrés permet de nourrir «5,5 personnes pour 3,5 jours». Aucune communication n’a été faite auprès de la population de Gaza le jour de l’ouverture du site.

Tirs de chars et d’armes à feu

La distribution et l’incident se sont déroulés dans le milieu de la journée. Vers 10 h 20, un compte Telegram d’actualité très suivi écrit que la GHF a annoncé le début de ses activités. De premières images publiées sur les réseaux sociaux montrent que des centaines de Gazaouis ont commencé à se masser dans les couloirs grillagés situés au point d’entrée du «site de distribution sécurisé». C’est vraisemblablement à ce moment-là que la photo des Gazaouis massés dans les couloirs d’attente a été prise depuis les airs. La première occurrence en ligne de l’image est publiée par la chaîne de télévision N12 à 15 heures.

Selon Tamer Qeshta, journaliste gazaoui présent sur place et interrogé par CheckNews, «l’opération de distribution a commencé à 11 heures». Une vidéo diffusée par The Daily Wire montre des Palestiniens sortir de la ligne d’attente et se diriger vers les cartons distribués en criant «Thank you America !» D’autres images permettent de constater une distribution dans un calme relatif, même si dans le même temps, le couloir d’attente se densifie.

Plusieurs indices montrent que les premiers débordements sont apparus plusieurs heures après le début de la distribution, probablement en début d’après-midi. La foule compacte aurait renversé les barrières et franchi le talus de terre entourant la zone de distribution, contournant ainsi l’entrée prévue.

Par la suite, plusieurs tirs ont été entendus dans différentes vidéos. La plus longue d’entre elles permet d’entendre neuf salves de tirs, dont certains à l’arme automatique, faisant fuir les Gazaouis en direction du nord-est.

Selon Tamer Qeshta, c’est autour de 13 heures que les premières salves de tirs ont commencé. Le journaliste décrit des «obus d’artillerie, des tirs de tanks et d’armes lourdes», visant les alentours du site de distribution. Un témoignage conforme au récit d’un journaliste d’AP présent sur place, qui rapporte avoir entendu des tirs de chars et d’armes à feu israéliens, et avoir vu un hélicoptère militaire lancer des fusées éclairantes.

Un autre photographe présent sur place affirme à CheckNews avoir été témoin de «tirs depuis des véhicules mais aussi depuis un appareil aérien», sans plus de précisions.

Tamer Qeshta affirme même avoir vu trois personnes tuées par balle. «J’ai vu de mes propres yeux trois martyrs tomber, raconte-t-il, l’un portait un colis alimentaire et a été touché à la tête. Un autre venait en chercher un. Le troisième gisait au sol, également tué.» Un récit que CheckNews n’est pas en mesure de confirmer. Les premières occurrences en ligne des vidéos des tirs sont publiées entre 17 heures et 19 heures.

Des «coups de sommation» à l’extérieur du complexe selon Tsahal

Le jour même, la chaîne israélienne Channel 13 a confirmé qu’une unité de l’armée israélienne avait dû être dépêchée pour évacuer le personnel américain du site, après que les Gazaouis ont fait céder les barrières. Le personnel de la fondation s’est ensuite redéployé sur le site selon les témoignages recueillis par CheckNews.

En fin d’après-midi, Tamer Qeshta a filmé un échange avec un soldat employé par la GHF, devant les grilles désormais fermées du centre de distribution. Le soldat, lunettes de soleil et arme en bandoulière, a des cartons éventrés à ses pieds, vestige de la cohue qui s’est terminée. «Il nous a parlé dans un dialecte du Golfe, témoigne le journaliste. Il demandait aux gens de quitter l’endroit et disait qu’il n’y avait plus de nourriture.»

De son côté, l’armée israélienne a affirmé en début de soirée n’avoir mené «aucun tir aérien en direction du centre de distribution humanitaire». «L’armée israélienne a tiré des coups de sommation dans la zone à l’extérieur du complexe», reconnaît le communiqué.

La GHF affirme quant à elle dans son communiqué que «comme prévu par le protocole établi, pendant un court moment la GHF a intentionnellement relâché son dispositif de sécurité pour se mettre en sécurité face aux réactions de la foule […]. Aucun bénéficiaire n’a été blessé, aucune vie n’a été perdue et toute la nourriture disponible a été distribuée sans interférence. L’ordre a été retrouvé sans incident».

correction
Edit 2 juin à 11h20 : correction sur le caractère non-lucratif de la GHF.