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A Gaza, l’ONG AirWars veut rendre leur nom aux milliers de civils tués par les bombardements israéliens

Guerre au Proche-Orientdossier
Depuis un mois et demi, l’ONG britannique travaille méthodiquement à l’identification des victimes civiles des frappes sur Gaza. Sur 60 «incidents» documentés pour l’heure, plus de 45 % des victimes sont des mineurs.
Vue aérienne des destructions causées par les frappes d'Israël dans le centre de la bande de Gaza, mardi 28 novembre. (Mahmud Hams /AFP)
publié le 29 novembre 2023 à 8h26

Lundi 27 novembre, alors que la fragile trêve a fait taire pour quelques jours les bombardements sur Gaza, le gouvernement de l’enclave, contrôlé par le Hamas, a donné un nouveau bilan d’un mois et demi de pilonnage : plus de 15 000 morts depuis le 7 octobre, dont 6 150 enfants et 4 000 femmes. S’y ajouteraient quelque 7 000 disparus, possiblement sous les décombres, dont 4 700 femmes et enfants. Un bilan qui a peu, ou pas, d’équivalent, dans les conflits du XXIe siècle, sur une durée si courte. Comme CheckNews l’avait écrit, ce décompte ne peut être recoupé. Parce que le feu qui s’abat sur Gaza empêche le Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l’ONU (Ocha), habituellement en charge de la collecte des informations sur les victimes de l’occupation et du conflit, de faire son travail habituel. Le bilan – jugé exagéré par de nombreux observateurs – qu’avait donné le ministère gazaoui après l’explosion médiatisée de l’hôpital Al-Ahli, le 17 octobre, avait également nourri des soupçons.

Ces doutes ont, depuis, largement servi le narratif de l’armée israélienne, minorant les pertes civiles. Pourtant, si elle reste à préciser, l’hécatombe des civils dans l’enclave gazaouie n’est pas discutable, ni plus vraiment discutée. Même le dirigeant de l’Etat hébreu, Benyamin Netanyahou, dans une déclaration à CBS en forme d’aveu, a reconnu que l’armée israélienne échouait à limiter les pertes civiles. Depuis des semaines, Israel se défend en évoquant une guerre «vitale» pour le pays, et son objectif d’éradiquer à tout prix le Hamas. En un mois et demi, plus de la moitié des bâtiments du nord de l’enclave gazaouie ont été détruits ou endommagés.

Travail inestimable

Sans prétendre à un bilan global, encore impossible à livrer, l’ONG AirWars s’attelle depuis plusieurs semaines à documenter, frappe après frappe, le bilan des tirs sur Gaza, et décomptes méthodiquement les pertes civiles, en leur redonnant leur nom quand c’est possible. L’organisation non gouvernementale, basée au Royaume-Uni, recense depuis plusieurs années les violences contre les civils dans les conflits, de la Libye à la Syrie en passant par la Somalie, l’Ukraine et le Yémen ou déjà à Gaza durant les précédentes campagnes de bombardements.

Un travail inestimable devenu référence en la matière. Dès le début des opérations israéliennes, le 7 octobre, AirWars recense les incidents impliquant des victimes civiles. Une soixantaine d’entre eux ont déjà été traitée, ayant occasionné entre 500 et 584 morts civiles. Une goutte d’eau par rapport au millier d’autres incidents qui sont d’ores et déjà comptabilisés par l’ONG et attendent d’être examinés. «Il est important d’avoir un décompte indépendant des violences contre les civils dans tous les conflits pour recenser les frappes et les pertes, explique Emily Tripp, directrice d’AirWars, notamment parce que nous avons constaté que les statistiques officiels [des acteurs de conflits] sont débattues et utilisées par différents narratifs.»

Parmi la soixantaine d’incidents que Airwars a déjà documentés, on trouve des événements d’ampleur variée : certains ayant coûté la vie à une seule personne, d’autres en ont tué plus de 100, souvent des familles entières, comme la frappe sur le camp de réfugiés de Jabalia le 31 octobre. Ce bombardement aérien israélien revendiqué (au motif que des cibles majeures du Hamas se trouvaient sur place) est un des «incidents» ayant tué le plus de civils depuis le début des affrontements. AirWars a comptabilisé entre 126 et 136 morts civils dans ce tir : 69 enfants, 22 femmes et 28 hommes, (auxquels s’ajoutent 280 blessés). La quasi-totalité des victimes civiles (116) sont identifiées, avec leurs noms et leurs prénoms : 21 membres de la famille Qoumsan ont été tués, 26 de la famille Okasha, 15 de la famille Rayyan ou encore 12 de la famille Salam Siraj. Trois familles ont été entièrement décimées. Les 7 otages qui auraient été tués, d’après un communiqué de la branche armée du Hamas, ont également été inclus dans l’évaluation haute des morts civils, mais pas dans l’évaluation basse, cette observation n’ayant pas été corroborée de façon indépendante. A ces civils Airwars ajoute (sans les compter dans ses bilans) entre 12 et 24 morts parmi les combattants : reprenant là l’estimation donnée par Tsahal (qui avait parlé de «douzaines» de combattants), mais sans plus de précisions. Confronté par CheckNews à cette estimation indépendante du bilan de la frappe, Tsahal n’a pas transmis son évaluation des pertes civiles, se contentant de répondre que l’armée agissait «dans le respect du droit international».

Relative correspondance des chiffres

La part très élevée des femmes et des enfants parmi les victimes de la frappe sur Jabalia est représentative de la totalité des incidents documentés par Airwars à ce jour : les femmes et les enfants représentent ainsi 67 % des 459 victimes civiles identifiées (en prenant la fourchette basse de l’estimation de l’ONG). Les seuls enfants représentent plus de 46 % des décès. Il n’est pas possible d’extrapoler ce pourcentage, issu de 60 enquêtes (sur plus d’un millier) à la totalité des frappes subies par Gaza depuis le 7 octobre. Mais on peut noter qu’il est assez conforme avec le ratio du bilan établi par le ministère de la santé gazaoui : les enfants représenteraient 44 % des 15 000 victimes. Un pourcentage montant à 71 %, en ajoutant les femmes.

Alors que les bilans officiels gazaouis ont été pointés du doigt, les données indépendantes d’AirWars peuvent aussi servir de point de référence. Concernant la frappe de Jabalia, l’ONG estime donc les pertes civiles à une fourchette comprise entre 126 et 136 morts. A quoi s’ajoutent entre 12 et 24 belligérants tués, et 280 blessés. Le ministère de la santé palestinien avait d’abord recensé 50 tués, avant d’évoquer 400 victimes, blessés et tués confondus. Le Hamas avait ensuite fait état de 195 morts, sur l’ensemble des frappes sur le camp, sur les deux journées du mardi et du mercredi. Enfin, le directeur de l’hôpital indonésien, Mohamed el-Ron, avait lui recensé 400 personnes touchées dont 120 morts par la première frappe. Des chiffres qui sont proches de ceux reconstitués par AirWars a posteriori. Cette relative correspondance des chiffres, portant sur une frappe, ne peut suffire à attester de la validité globale des données du Hamas, mais le travail de l’ONG met clairement à mal l’affirmation selon laquelle le nombre des victimes serait systématiquement majoré par les sources gazaouies.

Quand cela était possible, Airwars a également effectué des recoupements entre les noms des personnes tuées qu’elle a identifiées et les noms figurant sur la liste de personnes décédées qu’avait publiée le ministère le 26 octobre. L’ONG note que l’écrasante majorité des noms identifiés figurent sur la liste des morts, comme l’explique sa directrice Emily Tripp : «Nous trouvons le plus souvent des correspondances, ce qui est un indice que ces données sont assez fiables.»

La méthode d’Airwars est née notamment du travail sur les frappes de la coalition contre l’Etat Islamique dirigée par les Etats-Unis en Irak et en Syrie. L’ONG avait trouvé des «divergences énorme entre les chiffres de civils tués donnés par les pays larguant des bombes et les civils vivant sous ses dernières. Le Royaume-Uni, a seulement admis avoir tué un civil, ce qui était complètement irréaliste quand on sait qu’ils ont largué des bombes sur des zones urbaines densément peuplées. C’est là que notre méthodologie est née. Pour filtrer l’environnement informationnel chaotique qu’est une zone de conflit.»

Plusieurs mois de travail nécessaires

Cette méthodologie passe principalement par l’agrégation d’éléments recueillis en sources ouvertes. Concrètement, les dizaines de chercheurs d’AirWars confrontent les images de la scène, les témoignages recueillis par des journalistes sur place, mais aussi les publications Facebook de familles, voisins, collègues, rapportant la mort de leurs proches dans des frappes. Toutes ces informations sont évaluées et rassemblées pour dresser un bilan de l’incident, une estimation haute et basse du nombre de morts civils (avec une marge d’erreur). Le type de projectile utilisé, mais aussi le nombre de combattants tués, si des informations à ce sujet sont disponibles, sont également précisés, tout comme le belligérant auteur de la frappe si cette dernière a été revendiquée ou attribuée.

Sur les 61 frappes recensées, l’armée israélienne est suspectée dans 60 cas, et a revendiqué une seule des frappes, celle sur Jabalia évoquée plus haut. Mais AirWars investigue de la même manière les incidents pour lesquels la responsabilité du Hamas ou d’autres groupes palestiniens est soupçonnée ou avérée. Ainsi, l’ONG travaille sur l’explosion survenue dans la cour de l’hôpital Al-Ahli où une roquette du Jihad islamique palestinien a vraisemblablement causé la mort de nombreux civils.

Du propre aveu de l’organisation, l’examen du millier d’incidents déjà recensés en attente de traitement demandera, des mois de travail. Alors que la trêve devrait s’achever en milieu de semaine, et les bombardements reprendre.