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Israël accusé de génocide à Gaza : quels sont les enjeux des audiences de jeudi et vendredi à la Cour internationale de justice ?

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A la suite d’un dépôt de plainte pour génocide contre Israël fin décembre, la Cour internationale de justice de la Haye va d’abord délibérer sur les «mesures conservatoires» demandées par l’Afrique du Sud pour protéger rapidement les habitants de Gaza.
Après les audiences de cette fin de semaine, la Cour internationale de justice pourra rendre une ordonnance de mesures conservatoires fin janvier ou début février. (Peter Dejong/AP)
publié le 11 janvier 2024 à 9h08

Ce jeudi 11 janvier et vendredi 12 janvier, la Cour internationale de justice (CIJ) de La Haye, aux Pays-Bas, accueillera dans son palais de la Paix, les audiences de la plainte de l’Afrique du Sud contre l’Etat d’Israël, accusé de commettre le crime de génocide dans la bande de Gaza, en réponse à l’attaque du Hamas qui a causé la mort de près de 1 200 personnes en Israël, dont une majorité de civils. Depuis, 23 000 personnes ont été tuées à Gaza, selon les chiffres du ministère de la Santé de l’enclave contrôlée par le Hamas.

Ces plaidoiries devant les quinze juges de l’organe judiciaire principal de l’Organisation des Nations unies font suite à la plainte sud-africaine déposée le 29 décembre auprès de la CIJ. L’Afrique du Sud y accuse Israël de ne pas respecter la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, dont les deux Etats sont signataires.

Selon cette Convention des Nations Unies approuvée en 1948, le génocide est un acte «commis dans l’intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux». Cela peut passer par le «meurtre de membres du groupe», l’«atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe», la «soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle», des «mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe» ou le «transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe». Le génocide est l’un des crimes internationaux les plus difficiles à prouver, notamment en raison de la notion d’intentionnalité. Depuis le début du conflit, Israël se défend des critiques internationales en insistant sur le fait que Tsahal cible les membres du Hamas et s’efforce de minimiser les victimes civiles.

Une double requête

Dans son dossier de 84 pages, Pretoria documente ce qu’il considère comme des «actes génocidaires commis contre le peuple palestinien», en citant comme source des articles de presse, des annonces d’organisations humanitaires, des communiqués d’agence des Nations unies, mais aussi des déclarations des représentants de l’Etat israélien.

L’Afrique du Sud demande à la CIJ de déclarer qu’Israël «a violé et continue de violer les obligations qui lui incombent en vertu de la convention sur le génocide», et exige qu’Israël «cesse immédiatement» tout acte ou mesure pouvant tuer ou causer des préjudices graves aux Palestiniens. Le gouvernement sud-africain demande également que des mesures soient prises pour punir ceux qui commettent des actes de génocide et pour collecter des preuves des actes génocidaires commis contre les Palestiniens à Gaza. Il souhaite qu’Israël remplisse ses obligations de réparation en permettant le retour sûr des Palestiniens déplacés de force et en contribuant à la reconstruction de ce qui a été détruit à Gaza. Enfin, il requiert des assurances de la part d’Israël pour éviter la répétition de violations de la Convention sur le génocide.

Dans ce long dossier, l’Afrique du Sud demande également aux juges de La Haye de prendre neuf «mesures conservatoires» pour empêcher une «perte imminente et irréparable» dans la bande de Gaza : la suspension immédiate des opérations militaires d’Israël, l’interdiction d’actions militaires à Gaza, la prévention du génocide, la cessation des activités de génocide, la protection des Palestiniens, la prévention de l’incitation à l’activité de génocide, la préservation des preuves, la remise de rapports réguliers à la CIJ et la non-aggravation du différend.

Le billet de Thomas Legrand

«L’Afrique du Sud a déposé deux requêtes devant la cour : une requête au fond, c’est-à-dire demandant à la cour de juger Israël responsable, par ses actions ou inactions, de violations de la Convention sur génocide, y compris en ne punissant pas l’incitation directe et publique à commettre le génocide ; et une requête en indication de mesures conservatoires, qui demande à la cour de décider en urgence que, en attendant qu’elle rende son arrêt au fond, lequel peut intervenir dans plusieurs années, Israël a notamment l’obligation de suspendre ses opérations militaires à Gaza», résume Jean-Marc Thouvenin, avocat et professeur de droit international à l’Université Paris-Nanterre, qui a récemment dirigé la publication de la Cour internationale de Justice à 75 ans (Pedone).

Israël, par la voix du porte-parole du gouvernement israélien, Eylon Levy, a vivement répondu, dénonçant une «diffamation absurde». «L’Etat d’Israël condamne catégoriquement la décision prise par l’Afrique du Sud de jouer l’avocat du diable et de se rendre criminellement complice des auteurs du massacre du 7 octobre, a-t-il déclaré pendant une conférence de presse. En donnant une couverture politique et juridique au massacre du 7 octobre et à la stratégie des boucliers humains du Hamas, l’Afrique du Sud se rend pénalement complice de la campagne de génocide lancée par le Hamas contre notre peuple.» Ajoutant que l’histoire jugera les dirigeants sud-africains pour s’être rendus «complices des descendants modernes des nazis».

Des audiences consacrées uniquement aux «mesures conservatoires»

Dans son communiqué du 3 janvier, la Cour internationale de justice a annoncé que les audiences de jeudi et vendredi «seront consacrées à la demande en indication de mesures conservatoires contenue dans la requête de l’Afrique du Sud».

«Il va y avoir deux jours de plaidoiries. Ensuite la cour va délibérer dans quelques jours et elle va décider si elle donne suite à la requête de l’Afrique du Sud à propos des mesures conservatoires. On en est à cette phase. Pas au fond», indique Pierre Michel Eisemann, professeur émérite de droit international. «Les plaidoiries de [jeudi] ne peuvent pas du tout aboutir à une quelconque condamnation. Il ne sera question cette semaine que de mesures “conservatoires”, lesquelles laissent intactes toutes les questions de fond et ne les préjuge en rien», abonde Jean-Marc Thouvenin.

Selon l’avocat, durant la journée de jeudi, l’Afrique du Sud cherchera à convaincre la CIJ qu’elle est compétente pour juger ce dossier, qu’il est urgent de protéger les droits de la population palestinienne à ne pas subir de génocide «par des mesures conservatoires» en raison du risque de préjudice irréparable à ces droits. Vendredi, Israël tentera à son tour de démontrer que les accusations de génocide sont sans fondement et que c’est lui qui a subi des actes de génocide le 7 octobre, estime Thouvenin.

Pierre Michel Eisemann ajoute qu’Israël pourrait également chercher à démontrer qu’il n’existe pas de différend juridique entre lui et l’Afrique du Sud, et donc que la plainte n’est pas valable. «J’ai l’impression que c’est un élément sur lequel Israël va insister, parce que l’Afrique du Sud invoque une note verbale qu’elle aurait envoyée en décembre, quelques jours avant le dépôt de sa requête devant la cour à Israël, qui n’aurait pas répondu. Est-ce que la Cour considère que ça suffit à faire naître un différend juridique ?»

Des ordonnances juridiquement obligatoires

Après ces deux jours de plaidoiries, la CIJ rendra le cas échéant «fin janvier ou début février une ordonnance de mesures conservatoires, qui est une décision de la cour juridiquement obligatoire», note Pierre Michel Eisemann. Mais le fond de l’affaire fera l’objet d’une procédure bien plus longue, qui pourrait s’ouvrir dans deux ans, et qui pourrait durer de nombreuses années. D’autres procédures similaires, comme celle déposée en 2019 par la Gambie contre le Myanmar, au sujet de la protection des Rohingyas, sont toujours en cours, même si des mesures conservatoires ont été prononcées.

«Si [la CIJ] décide de donner suite à la demande de mesures conservatoires, il y a encore d’autres conditions à réunir, comme établir l’urgence, l’existence d’un préjudice irréparable, un lien entre les mesures demandées et les droits qu’on cherche à voir reconnus. Tout ça, la cour va l’examiner, et elle peut décider à ce moment de mesures conservatoires dont la nature, le contenu ne correspondra certainement pas entièrement aux demandes de l’Afrique du Sud», indique Pierre Michel Eisemann. Il doute que la Cour internationale de justice suive la première requête de l’Etat africain, qui demande qu’«Israël [suspende] immédiatement ses opérations militaires à Gaza et contre Gaza». «La CIJ pourrait, et c’est le minimum, dire qu’Israël doit prendre toutes les mesures pour éviter la commission d’un acte de génocide et citer à nouveau la définition du génocide comme elle l’a fait dans l’affaire gambienne», imagine le professeur de droit international.

La Cour internationale de justice peut décider de suivre uniquement certaines requêtes de l’Afrique du Sud, d’en formuler d’autres, ou encore «décider qu’elle ne dispose pas d’éléments suffisants ou suffisamment probants d’un risque de génocide pour ordonner des mesures conservatoires», observe Jean-Marc Thouvenin.

Des décisions pas toujours respectées

Les mesures qui seraient prises par la CIJ deviendraient «obligatoires» notamment pour Israël, s’accordent les deux professeurs de droit international interrogés par CheckNews. Mais tous deux soulignent qu’il est incertain qu’Israël respecte ces obligations, notamment dans un contexte de conflit armé toujours en cours. Jean-Marc Thouvenin cite ainsi l’exemple du conflit Ukraine-Russie, pour lequel «la cour a ordonné en mars 2022 à la Russie de suspendre ses opérations militaires. La Russie ne l’a pas respectée. Elle s’est, ce faisant, exposée à être responsable, sans pouvoir justifier d’une quelconque excuse, de tous les dommages matériels, humains et moraux causés par la continuation de sa guerre contre l’Ukraine».

En soi, le non-respect des mesures conservatoires n’est pas accompagné de sanctions matérielles, indique Pierre Michel Eisemann, «mais cela produira un effet dans les relations internationales. Notamment sur le discours que les autres Etats tiendront sur le comportement d’Israël. C’est important pour eux de s’appuyer derrière une décision de la Cour internationale de justice. Ils pourront se servir de la cour comme d’un soutien à leur propre position pour condamner le comportement d’Israël aujourd’hui».

Dans un communiqué publié mardi, revenant sur la plainte sudafricaine, le Centre régional d’information des Nations unies pour l’Europe occidentale (UNRIC) observait qu’ «il relève de la responsabilité des Etats d’appliquer les décisions de la Cour. La CIJ n’ayant pas les moyens coercitifs de faire respecter ses verdicts, il reste un seul mécanisme de mise en vigueur si un pays rejette une décision : demander au Conseil de sécurité de voter une résolution». Dans le contexte géopolitique actuel, une telle saisie du Conseil de sécurité s’avèrerait certainement nulle puisque les Etats-Unis, alliés d’Israël, la bloquerait avec leur veto.

Article mis à jour le 11 novembre à 13h20: ajout du dernier paragraphe