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Arrêts maladie : en allongeant le délai de carence, comme l’envisagerait le gouvernement, réduit-on vraiment les dépenses ?

Des économies d’un milliard d’euros seraient espérées. Mais les études existantes suggèrent que lorsque les salariés doivent attendre avant d’être indemnisés, ils privilégient les arrêts de travail de longue durée.
(Jean-Marc Barrère /Hans Lucas / AFP)
publié le 3 avril 2024 à 13h37

Alors que la dette française continue de se creuser, le gouvernement explore toutes les pistes en vue de réduire la dépense publique. L’une d’elles a été révélée dans un article du média économique la Tribune, dimanche 31 mars : l’exécutif envisagerait d’augmenter le nombre de jours de carence des salariés du privé. «Le gouvernement prévoit de remettre au goût du jour une piste déjà envisagée lors du budget 2024 : baisser la prise en charge des arrêts de travail», rapporte ainsi la Tribune. Concrètement, il s’agirait de faire passer le délai de carence, de trois jours actuellement (avec pour conséquence que l’Assurance maladie ne commence à verser des indemnités au salarié qu’à partir de son quatrième jour d’arrêt), à quatre, cinq, six, voire sept jours. Une telle mesure se traduirait par des économies pouvant atteindre jusqu’à un milliard d’euros par an, selon les estimations citées par la Tribune et reprises en chœur par les autres titres de presse. Contacté, le cabinet de Bruno Le Maire, ministre de l’Economie et des Finances, affirme de son côté que «le débat n’a pas encore été ouvert», et que «rien n’est sur la table, à ce jour». Sans écarter, donc, cette éventualité à l’avenir.

A l’automne dernier, lors de l’examen du budget de la Sécurité sociale, l’allongement du délai de carence était effectivement déjà au cœur des débats. La branche accidents du travail et maladies professionnelles (ou AT-MP) reste pourtant excédentaire (de près de deux milliards d’euros l’année dernière), même si ses dépenses progressent (elles ont été budgétées à 16 milliards pour cette année, 700 millions de plus qu’en 2023). Ajoutons que les indemnités journalières (versées au salarié en arrêt maladie) ne représentent qu’un tiers de l’ensemble des indemnisations prises en charge par la branche AT-MP, d’après les chiffres de la Sécurité sociale. Ce qui n’empêchait pas le gouvernement de prôner, dans l’exposé des motifs de son dernier projet de loi de financement de la Sécu, «des mesures de responsabilisation collective des professionnels prescripteurs et des assurés bénéficiaires d’arrêts maladie».

En septembre, l’ex-ministre de la Santé Aurélien Rousseau s’était voulu rassurant, lors d’une interview accordée à Sud Radio : même si les «dépenses augmentent vite, notamment sur […] les indemnités journalières liées aux arrêts maladie», il n’était pas question de toucher aux jours de carence, car «avant de dégainer des mesures aussi lourdes, il faut laisser le temps au dialogue social».

Une majorité d’entreprises indemnisent aujourd’hui leurs collaborateurs sur les trois jours de carence actuels

Désormais, ce dialogue semble d’actualité, si l’on en croit les déclarations des responsables d’organisations patronales, bien au fait des termes du débat. Pour exemple : à l’antenne de France Info dimanche, le vice-président de la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME), Eric Chevée, reprenait la terminologie utilisée par les sources de la Tribune en préconisant l’instauration de jours de carence «d’ordre public», dans le cas où un allongement du délai précédant une indemnisation était acté. «D’ordre public», c’est-à-dire une carence qui ne soit prise en charge ni par l’assurance maladie, ni par l’employeur, comme c’est le cas aujourd’hui pour un grand nombre de salariés. En effet, une majorité d’entreprises indemnisent aujourd’hui leurs collaborateurs sur les trois jours de carence actuels (61 % des établissements interrogés dans la dernière enquête de la Drees – Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques). Cette carence «d’ordre public» constitue «une autre option, sur laquelle planche également, en coulisses, l’exécutif», apprend-on dans la Tribune.

L’étude de la Drees, qui remonte à 2015, s’attachait «à évaluer l’efficacité du délai de carence comme incitation financière de régulation des arrêts pour raison de santé des salariés du secteur privé». Ses résultats font apparaître que «pour le législateur, le délai de carence ne semble pas constituer en soi un outil de régulation des arrêts maladie». Car si «le délai de carence vise à réguler les arrêts courts et peut contribuer à réduire la probabilité de survenue des arrêts», permettant de lutter contre les «arrêts de complaisance», l’étude montre aussi que «le délai de carence de trois jours conduit à accroître d’autant la durée totale des arrêts des salariés» non indemnisés par leur entreprise. La conclusion serait surtout que les salariés soumis à un délai de carence partent en arrêt maladie sur des durées plus longues.

La Drees envisage deux explications à ce constat. D’abord, un «effet de présentéisme», qui consiste en «une incitation pour les salariés malades non couverts à ne pas s’absenter dans un premier temps mais conduisant in fine les arrêts maladie à être plus longs suite à une dégradation de leur état de santé». Et sinon un «effet d’aléa moral», dans la mesure où «les salariés non couverts peuvent avoir une préférence pour des arrêts longs partiellement indemnisés à des arrêts courts non indemnisés». Avec l’idée aussi qu’il vaut mieux attendre d’être sûr de sa guérison pour retourner au travail, plutôt que de s’exposer à une rechute et par ricochet à une nouvelle retenue sur son salaire.

Une carence «d’ordre public» qui diminue les arrêts courts mais augmente les arrêts longs

Aucune étude ne revient en revanche sur l’effet d’un allongement du délai de carence, à quatre jours ou plus, sur le recours aux arrêts dans le privé. Toutefois, les résultats obtenus par la Drees suggèrent que plus il faut compter de jours avant que les salariés soient indemnisés, plus leurs arrêts risquent de gagner en durée. Ce qui, in fine, pourrait coûter plus cher à la Sécurité sociale en indemnités journalières, souligne un tweet de François Malaussena, conseiller politique du groupe PS à l’Assemblée. Egalement interrogé sur ce point, le cabinet de Bruno Le Maire n’a pas répondu.

S’agissant de la carence «d’ordre public» défendue par le patronat, ce système s’apparenterait à celui s’imposant aux fonctionnaires, qui perdent un jour de salaire lorsqu’ils sont en arrêt maladie. Les effets de ce jour de carence, mis en œuvre dans la fonction publique en 2012 et 2013, supprimé ensuite, puis réintroduit en 2018, ont été étudiés à travers plusieurs enquêtes. Dans une analyse publiée en 2017, l’Insee (Institut national de la statistique et des études économiques) constatait que durant «les deux [premières] années d’application de la mesure», le jour de carence n’avait pas modifié la part d’agents absents pour des raisons de santé. En revanche, la mesure avait abouti à une diminution de moitié «des absences de deux jours», mais une augmentation d’un quart «des absences d’une semaine à trois mois». Dans d’autres travaux dévoilés en 2023, l’Insee s’était penchée sur l’efficacité de la réintroduction du jour de carence parmi les agents de l’Education nationale. Là encore, l’effet de la mesure était «principalement concentré sur les épisodes de courte durée», à savoir les arrêts maladie de moins de sept jours, tout en conduisant à un (très) léger accroissement du «nombre d’arrêts de plus de trois mois». Chez un public différent, celui des agents des collectivités territoriales, il ressort des études menées chaque année par le courtier en assurance Relyens (anciennement Sofaxis) que les mêmes causes produisent les mêmes effets : la mise en place du jour de carence a certes «permis de limiter la survenance de nombreux arrêts de courte durée», mais s’est aussi accompagnée d’un allongement de la durée moyenne des arrêts.