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Avec «Drômeo le Gorille», la préfecture de la Drôme base sa communication sur une tendance raciste

La préfecture s’est inspirée de contenus viraux mettant en scène des gorilles générés par IA pour une opération de com. Pourtant alertée du caractère raciste de la tendance, elle vient de publier une nouvelle vidéo.
#PréventionBaignade | Drômeo le Gorille est en vadrouille (Capture d'écran/Préfecture de la Drôme)
publié le 5 août 2025 à 20h24

Un gorille perché sur un rocher qui joue les influenceurs, puis se casse bêtement le bras en s’élançant dans une rivière pas assez profonde, et finit par rallumer sa caméra pour exprimer ses regrets : «J’aurais dû écouter les messages de prévention de la préfecture.» Un primate qu’on retrouve ensuite sur le bord de la route, complètement affolé, après avoir jeté une cigarette encore allumée par sa fenêtre de voiture : «J’ai foutu le feu avec ma clope […] les pompiers sont venus éteindre le feu, j’ai fait n’importe quoi !» Cet été, «Drômeo le Gorille» est de toutes les mises en scène, la préfecture de la Drôme ayant choisi ce personnage pour incarner ses messages de prévention.

Sauf que cette décision d’utiliser un gorille généré à l’aide de l’intelligence artificielle n’a rien d’anodin. La préfecture drômoise s’inspire ainsi des pratiques d’une poignée de comptes très actifs sur les réseaux sociaux, dont les vidéos ouvertement racistes ont inondé les fils des internautes ces dernières semaines, comme l’ont récemment révélé plusieurs médias français.

«Format extrêmement populaire auprès des jeunes»

La première vidéo montrant Drômeo le Gorille a été mise en ligne le 14 juillet sur les différents comptes officiels de la préfecture de la Drôme – à la fois sur Facebook, Instagram et X, où elle cumule pas moins de quatre millions de vues. «Dans cet épisode, [Drômeo] plonge sans vérifier et c’est le drame […] Un saut mal préparé peut être fatal. Cet été, faites mieux que Drômeo», annonce la légende, qui précise par ailleurs qu’il s’agit d’une «vidéo générée par IA».

Ce contenu a aussitôt suscité une vague de réactions peu amènes. «Je n’ai jamais eu aussi honte de mon département», a par exemple commenté une internaute sur X. Les critiques portent alors principalement sur le recours à l’intelligence artificielle, malgré «la destruction environnementale et sociale causée par cette technologie», et au lieu «de faire confiance au talent des artistes du département», comme l’écrit un utilisateur de Facebook.

Au point que la préfecture a été sommée de s’expliquer. Ce qu’elle a d’abord fait auprès du média local Ici Drôme Ardèche. Le directeur de cabinet du préfet explique que l’idée était d’«adopter les codes» des réseaux sociaux pour s’adresser au public, et en particulier aux jeunes, «qui s’informent principalement voire exclusivement» sur ces canaux. La vidéo, renchérit-il, «surfe sur une tendance virale, ce format de gorille extrêmement populaire auprès des jeunes».

Ce premier éclaircissement s’est doublé, cinq jours plus tard, d’un long commentaire sur X. Dans lequel le cabinet du préfet répète que «ce post de prévention et de sensibilisation qui se voulait volontairement atypique est inspiré d’une “trend” très partagée sur les réseaux». Et même revendique son utilisation de l’IA générative : «Nous n’arrêterons pas d’innover et de nous adapter dans le cadre de la prévention.»

Problème : en voulant toucher un public le plus large possible, la préfecture ne «surfe» pas sur n’importe quelle tendance. C’est en voulant représenter des personnes noires, que certaines vidéos virales mettent en scène des gorilles générés par IA. Une pratique teintée de racisme, qu’évoque dès le 15 juillet un article de TV5 Monde. La chaîne de télévision internationale souligne que la tendance provient des Etats-Unis, où Google a lancé en mai son tout nouveau générateur d’IA, Veo 3, disponible en Europe seulement depuis début juillet. L’usage de l’outil, qui permet de générer des images ultraréalistes, a rapidement été détourné pour produire des vidéos à caractère raciste. S’ils ciblent également les Musulmans, les Juifs ou les Asiatiques, ces contenus sont majoritairement dirigés contre les personnes noires, relève TV5 Monde.

Vidéos popularisées grâce aux algorithmes

Et parmi ces vidéos discriminantes, les plus répertoriées par l’ONG Media Matters for America sont celles qui humanisent des gorilles pour incarner des personnes noires. Les animaux y sont souvent représentés en train de consommer du poulet frit ou de la pastèque, deux stéréotypes racistes. Ils y sont par ailleurs dotés d’attributs humains (un code que reprend la préfecture de la Drôme en équipant Drômeo d’un sac à dos et d’un maillot de bain, ou en le représentant en train de fumer une cigarette).

Avec l’arrivée de Veo 3 en Europe, la tendance a désormais atteint les réseaux sociaux français, où les vidéos de ce type pullulent. Dans un article paru le 28 juillet, le Monde indique avoir pu identifier «17 comptes français publiant ce genre de contenus et agrégeant chacun au moins plusieurs centaines de milliers de vues, principalement sur TikTok». Parmi eux, le compte «les Aventures de Bangala», dont le «héros» est un gorille qui se nomme Bangala – un mot signifiant «pénis» en argot d’Afrique de l’Ouest – et qui s’entend par exemple dire : «Qu’ils retournent dans leur pays, en 2027 c’est Jordan [Bardella] ou rien ici.» Le compte «Gorilles de la tess», quant à lui, reprend les traits des grands singes pour jouer un rôle peu flatteur : les trafiquants de drogue. Autre compte, repéré cette fois par 20 Minutes : «Bigfoot & Gorille». Une vidéo met en scène deux gorilles hilares : le premier demande «Que dit Eric Zemmour sur un bateau ?», et le second répond «larguez les Arabes».

Si toutes les vidéos ne rencontrent pas le même succès, le mode opératoire est toujours le même, pointe le Monde : générer des vidéos dont le «caractère choquant, outrancier, absurde» fera vivement réagir. Et qui seront donc mises en avant par les algorithmes, puisqu’ils se basent seulement sur l’engagement des utilisateurs des plateformes, sans faire la distinction entre les réactions positives ou indignées. C’est par ce biais que les vidéos de gorilles générées par IA se sont fait une place de choix dans les fils d’actualité des millions d’utilisateurs français, sans qu’ils adhèrent forcément à leurs sous-entendus.

Dans son article, le Monde donnait la parole au service communication de la préfecture de la Drôme, qui assurait «ne pas avoir connaissance» du message raciste que véhicule cette tendance. Sauf qu’elle en a donc été informée à cette occasion. Et qu’elle semble avoir préféré ignorer cette donnée, dans la mesure où elle a partagé une seconde vidéo de Drômeo le Gorille samedi 2 août. Cette fois, avec cette légende : «Drômeo a fait LA bêtise : jeter son mégot par la fenêtre.» Charge à lui d’en tirer les leçons : «Drômeo, la prochaine fois, tu t’achètes un cendrier de poche !» Partagée sur les mêmes trois réseaux sociaux, cette vidéo a déjà été vue plus d’un million de fois sur X.

De nouveau, elle suscite de vives réactions. Notamment celle du journaliste Nicolas Hénin, spécialiste des opérations d’ingérence et de désinformation, qui a déploré sur Bluesky : «Le préfet de la Drôme poursuit sa campagne de “prévention” générée par l’IA utilisant un mème raciste, le gorille, pour incarner l’auteur stupide d’imprudences et d’incivilités». Questionnée par CheckNews sur les raisons motivant le maintien de l’opération de com, la préfecture répond qu’elle «ne souhaite plus communiquer au sujet de Drômeo». Après les risques de noyade et de blessure dans les rivières, après les dangers des feux de forêt, Drômeo doit prochainement revenir pour une vidéo sur le thème de la sécurité routière.