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Bagui Traoré a-t-il effectué cinq ans de détention provisoire à la suite des émeutes de 2016 ?

Dans l’affaire des émeutes de Beaumont-sur-Oise (Val-d’Oise), Bagui Traoré, frère d’Adama Traoré, a été placé en détention provisoire à la suite de sa mise en examen, le 2 mars 2017. Cette mesure a été prolongée jusqu’à son acquittement. Il a purgé plusieurs peines durant cette période.
Frank Berton, l'avocat de Bagui Traoré, lors du procès, vendredi à Pontoise. (Lucas Barioulet /AFP)
publié le 12 juillet 2021 à 18h34
Question posée sur Twitter le 12 juillet 2021,

Bonjour,

Vous êtes nombreux à interpeller CheckNews à la suite de l’acquittement de Bagui Traoré, prononcé par la cour d’assises du Val-d’Oise, le 9 juillet. Le jeune homme de 29 ans était jusqu’alors poursuivi pour «tentatives de meurtre en bande organisée sur personne dépositaire de l’autorité publique», dans le contexte des émeutes de Beaumont-sur-Oise, qui ont suivi la mort d’Adama Traoré, son frère, survenue dans la cour de la gendarmerie de Persan, le 19 juillet 2016.

Au-delà de cette décision de justice très attendue, un point de procédure a particulièrement attiré l’attention des détracteurs de la famille Traoré. Il s’agit du délai de détention provisoire effectué par Bagui Traoré, en amont de cet acquittement. Lors du procès, la défense du jeune homme a dénoncé «un acharnement», assurant qu’il avait effectué «cinq ans de détention provisoire pour rien». Or, plusieurs observateurs rétorquent qu’il n’aurait en réalité effectué que cinq mois de préventive dans cette affaire, la durée restante étant due, selon eux, à d’autres peines.

Un article de «Libération» critiqué

Incarnation de ce débat houleux, un article de Libération a essuyé, ce week-end, de nombreuses critiques. Il est reproché à ce compte rendu d’audience publié le 9 juillet, jour du verdict, de prendre le parti de la famille Traoré, en affirmant que le frère d’Adama a fait cinq ans de détention provisoire, dans le cadre de cette affaire. L’article en question a été modifié samedi soir, ne manquant pas d’intensifier les critiques à son égard. Une précision a ainsi été apportée au sujet de Bagui Traoré, indiquant qu’il était «détenu depuis quatre ans et demi, mais notamment en raison d’autres condamnations». Le sous-titre a lui aussi été amendé. La mention «après cinq ans de détention provisoire» a été retirée et remplacée par «après le verdict de la cour d’assises du Val-d’Oise».

Le chef du service société à Libération a effectué ces modifications samedi soir. Il explique : «J’ai souhaité ajouter une incise avec la précision sur les autres condamnations de Bagui Traoré, même si ce point, spécifiquement, ne constituait pas l’angle de l’article. Le sous-titre a été modifié pour ne pas reprendre à notre compte les arguments de la défense sans guillemets. Il est vrai qu’on aurait pu notifier cette mise à jour à la fin de l’article : il n’y avait aucune volonté de censurer ou de cacher quoi que ce soit, mais d’être plus précis.» Une mise à jour qui a été ajoutée par la suite.

Ces critiques ont notamment été alimentées par une citation de l’avocate générale Ingrid Gorgen, isolée et mise en exergue sur les réseaux sociaux. Cette citation provient justement d’un précédent article de Libération, couvrant lui aussi le procès des émeutes, publié le 24 juin. L’avocate générale répondait alors à l’argumentaire de la défense, expliquant : «Bagui Traoré est en détention provisoire dans ce dossier seulement depuis mars 2021, il était avant enfermé pour d’autres condamnations, certaines pour lesquelles il a fait appel et d’autres non.»

Mandat de dépôt prolongé

Qu’en est-il ? Levons d’abord toute ambiguïté : Bagui Traoré a bien été placé en détention provisoire – dans cette affaire précisément – il y a quatre ans et cinq mois. Et cette détention provisoire, mise en place à la suite du mandat de dépôt qui a accompagné sa mise en examen, n’a pas été levée entre-temps. Prolongée à de multiples reprises, elle n’a pris fin, en réalité, qu’au moment de son acquittement. Cette information, soutenue par ses avocats, est également écrite noir sur blanc dans l’ordonnance de mise en accusation (OMA) que CheckNews a pu consulter. On peut ainsi lire que Bagui Traoré est placé en détention provisoire depuis la date du 2 mars 2017. L’OMA, en conclusion, précise bien que ce mandat de dépôt n’a pas été levé. On dit alors qu’il conserve «sa force exécutoire», en l’occurrence, jusqu’à l’audience de jugement devant la cour d’assises. En outre, des articles de presse de l’époque le confirment. Le Monde, notamment, fait état, dans un article du 15 mars 2017, de cette situation, en écrivant : «Egalement soupçonné d’avoir tiré sur les forces de l’ordre au cours des nuits de violences à Beaumont-sur-Oise qui ont suivi la mort de son frère, Bagui Traoré a été mis en examen et placé en détention provisoire au début de mars.»

En résumé, lorsque Bagui Traoré et sa défense évoquent, lors du procès, une période de «cinq ans de détention provisoire», il s’agit donc d’un arrondi, fondé sur une réalité. Arrondi sur lequel est d’ailleurs revenu l’avocat Frank Berton, sur Twitter :

Il n’y a donc pas de doute quant au fait que Bagui Traoré s’est retrouvé pendant quatre ans et demi sous le coup d’une mesure de détention provisoire. Au passage, précisons que ce très long délai est légal. L’article 145-2 du code de procédure pénale indique en effet qu’en matière criminelle, le délai maximum de détention provisoire est de «quatre ans lorsque la personne est poursuivie […] d’un crime commis en bande organisée», ce qui correspond au motif de la mise en examen concernant Bagui Traoré. L’article poursuit : «A titre exceptionnel, lorsque les investigations du juge d’instruction doivent être poursuivies et que la mise en liberté de la personne mise en examen causerait pour la sécurité des personnes et des biens un risque d’une particulière gravité, la chambre de l’instruction peut prolonger pour une durée de quatre mois les durées prévues au présent article.»

Est-ce à dire pour autant que, durant tout ce temps, Bagui Traoré a dormi en prison uniquement en raison de cette préventive ? Dans les faits, le jeune homme a purgé d’autres peines durant cette détention provisoire. CheckNews a pu prendre connaissance des diverses condamnations le concernant. Ainsi, Bagui Traoré a été condamné le 6 juin 2017 à six mois de prison pour des faits de violences sur personne dépositaire de l’autorité publique. Et le 25 avril 2018 à douze mois de prison pour faits de violences commises en réunion et à trente mois de prison pour tentative d’escroquerie et tentative d’extorsion. Ce qui correspond, mis bout à bout, à une incarcération totale de quatre années. Et qui nous amène donc au mois de mars 2021.

Peines mises sous écrou

Lorsque, au cœur de l’audience, l’avocate générale Ingrid Gorgen rappelle que Bagui Traoré «n’est en détention provisoire dans ce dossier seulement depuis mars 2021», elle se réfère effectivement à cette accumulation de peines qui se retrouvent finalement purgées à cette date. Contactée par CheckNews, la magistrate confirme le contexte de son intervention. Elle explique : «M. Traoré a purgé différentes peines d’emprisonnement jusqu’au 19 mars 2021, date à laquelle il était en détention provisoire seule jusqu’à la date de l’audience de la cour d’assises.»

Reste que pour la défense de Bagui Traoré, c’est loin d’être aussi simple. L’un de ses conseils, maître Florian Lastelle, constate auprès de CheckNews que ce statut a prolongé son séjour derrière les barreaux. Pour commencer, Bagui Traoré aurait pu, si cette détention provisoire n’avait pas duré si longtemps, comparaître libre à ce procès. De fait, il avait terminé de purger ses peines depuis plusieurs mois. «Ces peines, qui auraient pu être aménagées, ont été mises sous écrou, c’est-à-dire exécutées, parce que mon client était sous mandat de dépôt. Les multiples prolongations de sa détention provisoire ont empêché toute possibilité d’aménagement. En pratique, c’est irréalisable, d’autant plus qu’à chaque renouvellement de son mandat de dépôt, Bagui Traoré était présenté comme l’organisateur des émeutes.»

Maison d’arrêt

Delphine Boesel, avocate et présidente de l’Observatoire International des prisons (OIP), confirme à CheckNews que, dans les faits, une détention provisoire a des effets importants sur de nombreux aspects de la vie judiciaire, du procès à l’incarcération. Elle souligne elle aussi qu’obtenir un aménagement de peine, en situation de détention provisoire, relève d’une mission quasi impossible : «On peut toujours tenter mais en pratique, il y a peu de chance que ça passe tant que la situation pénale n’est pas définitive. Souvent, il est vrai que les parquetiers regardent le casier et mettent des peines à l’écrou [au lieu d’envisager un aménagement, ndlr] qui se dérouleront pendant le mandat de dépôt.»

Une fois en détention, la préventive induit des conditions plus difficiles. «Cela joue sur les visites au parloir, les courriers ralentis car ils sont lus par le juge d’instruction…» Surtout, une détention provisoire impose de rester en maison d’arrêt. «Le détenu ne peut pas être transféré en centre de détention, où les conditions sont moins inconfortables, avec un régime un peu plus ouvert, des cellules individuelles et des activités possibles.» D’après nos informations, Bagui Traoré est effectivement resté, ces cinq dernières années, en maison d’arrêt. D’abord à Fleury-Mérogis (Essonne), puis à la maison d’arrêt de Bois-d’Arcy (Yvelines).