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Calais : la police a-t-elle mis le feu à une embarcation de migrants ?

Une tentative de départ vers l’Angleterre empêchée par les forces de l’ordre a abouti à l’incendie d’une embarcation. Si la préfecture accuse les réfugiés, plusieurs témoignages mettent en cause des tirs de grenades lacrymogènes sur le bateau.
Une embarcation de migrants au large de Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Calais) en mai 2022. (Sameer Al-Doumy/AFP)
publié le 11 avril 2024 à 20h33

Le 9 avril, l’association de défense des droits des personnes migrantes, Utopia 56, a diffusé une vidéo sur le réseau social X mettant en cause une intervention policière non loin de Calais. Elle assure ainsi : «Hier matin, des policiers ont mis feu à une embarcation de personnes exilées qui tentaient de rejoindre le Royaume-Uni. Si personne ne devrait avoir à se retrouver dans cette situation, la violence et la prise de risque qui découlent de l’action policière est insupportable.» La vidéo en question montre plusieurs scènes, dont celle d’une colonne de flammes et de fumée s’élevant sur la plage, au lever du soleil. On voit également des buggys, sortes de quads régulièrement utilisés par les forces de l’ordre lors des opérations de dispersion dans le secteur, roulant à vive allure sur le sable, ainsi que la photo d’une main ensanglantée. Certaines images sont créditées «images d’archives».

En réponse, dans la soirée, la préfecture du Pas-de-Calais a apporté un démenti : «C’est faux. La nuit du 7 au 8 avril, une rixe impliquant 80 migrants a eu lieu à Oye-Plage au moment de l’embarquement organisé par les passeurs. Quatre personnes ont été blessées. Elles ont été transportées au CH de Calais grâce à l’intervention de la gendarmerie et du SDIS.» Et d’ajouter : «Le groupe auteur de ces violences est également à l’origine d’une tentative de départ survenue quelques heures plus tard. Ces personnes ont pris violemment à partie les gendarmes par des jets de projectiles. Par dépit, elles ont ensuite incendié leur propre embarcation.»

Que s’est-il passé ? La scène se déroule précisément à Oye-Plage, sur la Côte d’Opale entre Calais et Dunkerque, dans la nuit, puis dans la matinée du 8 avril. D’après la chronologie retracée par CheckNews, deux évènements distincts ont eu lieu. Vers 3 heures du matin, d’abord, une bagarre éclate entre plusieurs dizaines de migrants. D’après l’association Utopia 56, elle ferait suite à une tentative de réfugiés de monter à bord d’une embarcation sans payer. «Une situation nouvelle impliquant des personnes subsahariennes qui ont très peu de moyens et prennent tous les risques, ce qui crée des tensions», explique l’association. Cette rixe à l’arme blanche occasionne une première intervention des forces de l’ordre et des pompiers, la préfecture faisant état de quatre blessés parmi les migrants. Auprès de la Voix du Nord, le parquet de Saint-Omer a confirmé l’ouverture d’une enquête afin d’en éclaircir les circonstances.

Le deuxième évènement survient quelques heures plus tard, aux alentours de 7 heures du matin. Comme l’indique la préfecture dans son tweet, une autre tentative de départ vers l’Angleterre se met alors en place. Une nouvelle intervention des forces de l’ordre a lieu pour l’empêcher. Des photos et vidéos consultées par CheckNews, tournées ce matin-là, montrent des forces de l’ordre casquées, avec matraques et boucliers, à bord d’au moins deux buggys. C’est à l’issue de cette seconde intervention que l’embarcation est mise à feu, laquelle n’a donc aucun rapport direct avec la rixe ayant eu lieu quelques heures auparavant.

La question de l’origine de l’incendie est difficile à trancher avec certitude, la préfecture renvoyant la responsabilité sur les migrants et inversement. En outre, ce n’est pas la première fois que ce type d’accusations réciproques apparaît. En mars 2023 par exemple, la Voix du Nord relayait le témoignage d’un capitaine de gendarmerie décrivant une situation de tension entre forces de l’ordre et réfugiés, à l’issue de laquelle «en guise de riposte, les exilés ont mis le feu au pneumatique» et «allumé plusieurs feux». De la même manière, quinze jours plus tard, lors d’une autre intervention, Utopia 56 accusait les forces de l’ordre d’avoir mis le feu à une embarcation sur la plage à l’aide d’un briquet.

Néanmoins, sur cet évènement précis, deux témoignages de réfugiés kurdes d’Irak, enregistrés et filmés par Utopia 56 à deux endroits et deux moments différents, à la suite de l’intervention de mardi matin, remettent en cause la version de la préfecture. Tous deux semblent indiquer que ce sont des grenades lacrymogènes, tirées durant l’intervention, qui auraient déclenché l’incendie du bateau en train d’être mis à l’eau. Ainsi, le premier témoin assure : «On voulait partir en Angleterre, la police nous a attaqués avec des gaz lacrymogènes. On nous a tiré dessus deux fois. La deuxième fois, il y avait des personnes dans le bateau. Le bateau a pris feu et c’est la police qui a fait ça, on nous a tiré dessus et à cause de ça, le bateau a pris feu.» Le second homme qui témoigne, un père en présence de son fils, précise que les palets lacrymogènes sont entrés en contact avec les réserves d’essence de l’embarcation, causant l’incendie : «On nous a envoyé du gaz et dans le bateau il y a des bidons d’essence pour recharger le moteur et ils ont explosé», dit-il.

Sollicitée par CheckNews à propos de l’incendie de l’embarcation et afin de confirmer l’usage de gaz lacrymogènes sur cette intervention, la préfecture du Pas-de-Calais n’a pas donné suite. Le montage vidéo diffusé par Utopia 56 sur le réseau social X montre, de son côté, des tirs de grenades lacrymogènes depuis des buggys en marche. Mais ces images portant la mention «images d’archives», elles ne se rapportent pas à la scène du 8 avril.

Cela étant, une vidéo transmise par Utopia 56, captée le 8 avril, corrobore les dire des réfugiés, en tout cas concernant l’usage de gaz lacrymogène. Au sol, on distingue en effet une traînée d’étincelles qui pourrait correspondre à un tir de grenade lacrymogène, sans que l’on sache s’il provient, sur ces images, directement des forces de l’ordre ou si le palet est repoussé vers eux.

Par ailleurs, on note aussi sur cette vidéo qu’un projectile semble se diriger vers les forces de l’ordre en train de reculer, ce qui confirmerait les dires de la préfecture parlant de «prise à partie des gendarmes».

Enfin, il apparaît que plusieurs personnes ont été blessées à l’issue de cette intervention. Des photos de blessures, notamment aux jambes, obtenues par CheckNews, montrent des hématomes dont la forme en cocarde est typique des blessures provoquées par des tirs de LBD. En outre, l’un des réfugiés témoignant de l’incendie du bateau a été blessé à la main par ce qu’il décrit, après traduction, comme «une balle en plastique». Il se dit prêt à porter plainte. La préfecture n’a pas mentionné ces blessures dans sa réponse à Utopia 56 sur X. De fait, ces blessés, contrairement à ceux évacués suite à la rixe survenue plus tôt dans la nuit, se sont rendus à l’hôpital par leurs propres moyens.