«Je suspends la séance !» Il est 17h30, mercredi 20 septembre, lorsque la présidente (Horizons) de la commission des affaires culturelles et de l’éducation de l’Assemblée nationale, Isabelle Rauch, décide de jeter l’éponge. Dans la salle, les représentants des organisations syndicales d’enseignements sont déjà debout, en direction de la sortie.
Quelques secondes auparavant, la députée LFI Sarah Legrain, avant d’être interrompue par Rauch, présentait, comme d’autres députés de gauche avant elle, ses excuses aux représentants syndicaux, auditionnées dans le cadre d’un cycle de consultations à l’Assemblée sur la rentrée scolaire : «Mesdames et messieurs les élus des organisations représentatives, j’allais vous dire la honte de voir mes prétendus collègues vous parler de cette façon, et ma satisfaction d’avoir pu organiser cette table ronde. […] Madame la présidente, vous avez des invités qui s’en vont parce que vous avez légitimé tout à l’heure des propos insultants à leurs égards.»
Que s’est-il donc passé dans cette commission pour qu’elle s’achève dans de telles conditions ? Deux heures quinze plus tôt, la séance débute par un tour de table des différentes organisations syndicales, dont les représentants, l’air abattu, dressent à l’unanimité un tableau effrayant de l’école en France.
«Annonces provocatrices»
«C’est une rentrée très compliquée, et chaque année, c’est de plus en plus compliqué. Il faut que vous soyez conscients qu’on a des personnels qui vont de plus en plus mal et une école qui va de plus en plus mal», entame Guislaine David (FSU), avant d’évoquer moult raisons, mais principalement le manque d’enseignants, dont les remplaçants. Sa collègue Sophie Vénétitay, secrétaire générale du Snes-FSU, enchaîne : «C’est une rentrée où la crise que connaît l’éducation nationale s’aggrave, d’abord par le manque de personnels, et par la crise d’attractivité que nos métiers continuent de connaître […]. Il manquait au moins un prof dans plus de la moitié des établissements. Donc la promesse d’avoir un professeur devant chaque classe à la rentrée n’a pas été tenue, et on a assisté à un véritable bricolage institutionnalisé, [avec] des petites annonces de recrutement sur Facebook. […] Voilà où en est l’éducation nationale aujourd’hui. Cette situation est un véritable scandale. L’éducation nationale, aujourd’hui, n’est pas en mesure d’assurer une rentrée en 2023 dans la 7e puissance du monde. Et il faut que tout le monde l’entende.»
Dans un discours plus politique, Christophe Lalande (FO) commence par évoquer les retraites : «Cette rentrée se fait avec les enseignants qui vont devoir travailler deux ans de plus suite à la réforme des retraites, passée en force par le gouvernement, et dont nous demandons l’abrogation. De même, nous condamnons la violence d’Etat qui se déchaîne depuis des mois contre les salariés, les syndicalistes, la jeunesse […] Le président Macron et le ministre [Gabriel] Attal ont multiplié en cette rentrée des annonces provocatrices concernant l’école : l’interdiction du port de l’abaya constitue pour nous une mesure de diversion et de division, qui vise à détourner l’attention des vrais problèmes et du chaos qui est organisé par le gouvernement.»
Le Sgen-CFDT, par la voix de Sandrine Dumas, dénonce le manque d’enseignants, mais aussi de personnels administratifs et médicaux sociaux. Exemple dans les Deux-Sèvres, où plusieurs centaines d’élèves seraient sans infirmières scolaires. Il y a aussi ce flyer, envoyé dans les établissements et distribué aux familles, «dont la première information était de dire que l’enseignant de leur enfant avait eu un gain de 125 euros de salaire. Ça a été très mal vécu par les personnels et le Sgen rappelle qu’une réelle revalorisation salariale, qui rattrape le pouvoir d’achat perdu de ces vingt dernières années, n’a toujours pas eu lieu».
«Ton caricatural»
«Rentrée scolaire catastrophique», voire «inadmissible» en Guyane et à Mayotte, poursuit Elena Blond de la CGT. Même le Snalc, plutôt classé à droite, et représenté par Jean-Rémi Girard, est très remonté : dans la crise de recrutement que connaît l’éducation nationale, ces deux années sont «les pires qu’on ait jamais connues». Avec des «classes invivables», comme en série techno, où on trouve «des classes à 35 élèves».
Maud Valegeas, de SUD éducation, conclut ce premier round en évoquant l’interdiction de l’abaya, qui «stigmatise les élèves musulmanes», à qui l’on dit qu’elles ne sont «pas bienvenues à l’école». Avant de considérer que le manque de personnels dédiés à l’inclusion atteint un tel point que l’éducation nationale en devient «maltraitante avec les élèves en situation de handicap».
Rencontre
Arrive alors la série de questions des députés, qui débute par l’intervention de l’élue Renaissance Véronique Riotton. Face au tableau déprimant dressé par les syndicalistes, elle se braque : «Quelques fois, le ton caricatural que vous utilisez n’honore pas le corps professoral que vous êtes censés représenter. Vous parlez évidemment du manque de postes, et des salaires insuffisants. Or vous gagnerez à reconnaître quand nous faisons avancer les sujets. […] 13 % de plus de budget en cinq ans, vous pourriez l’honorer, c’est de la revalorisation de salaires pour 1,1 milliard d’euros. […] Vous êtes des organisations représentatives des enseignants. [Or] certains [profs] vont jusqu’à refuser de dire qu’ils signent le pacte [un nouveau dispositif proposant une rémunération supplémentaire en échange d’activités en plus, ndlr] par les pressions que vous faites, c’est inacceptable la façon dont vous fonctionnez.»
Les élus enseignants n’auront pas le temps de digérer cette intervention que le député RN Julien Odoul prend le relais : «Nous vous avons écoutés religieusement alors que certains de vos propos étaient choquants, et que d’autres propos pouvaient s’apparenter au sketch des Inconnus sur la grève du lycée.» Et de parler de l’abaya, qui «va certainement choquer les plus islamogauchistes d’entre vous».
Après quelques questions des députés suivants sur le fond du sujet, l’élue PCF Elsa Faucillon revient sur les propos de ses collègues Renaissance et RN : «J’ai fréquenté [cette commission] pendant cinq ans au précédent mandat et j’avoue ne pas avoir entendu des députés accueillir de cette manière des représentants du personnel. Je suis heurtée des propos tenus à votre encontre. Je m’excuse pour eux, je ne devrais pas à avoir à le faire.» Des excuses ? La présidente Horizons Isabelle Rauch la reprend : «Chaque député est libre de ses propos, on n’a pas à s’excuser pour les uns et les autres.»
«Cette table ronde est un échec»
Retour vers les organisations syndicales, effondrées. «Je suis choquée des propos que vous avez tenus […] car oui nous avons été élus comme représentants du personnel», commence Guislaine David de la FSU. «Nous sommes des organisations représentatives qui ont été élues. Donc par vos propos, non seulement vous méprisez les organisations syndicales, les personnels, mais aussi la démocratie», poursuit Sophie Vénétitay (Snes-FSU). «Oui, nous sommes élus, c’est quelque chose que nous partageons avec vous», insiste Jean-Rémi Girard du Snalc. Et de prévenir : «Il y a de moins en moins de divergences entre nos organisions, c’est vous dire où on en est sur l’état de l’école. […] Ce n’est pas un hasard, l’école est dans une situation que l’on a jamais connue. On va aller où ? On va continuer à laisser l’école se dégrader ? A laisser les enseignants s’en aller ? […] Ce pilier qu’est l’école est en train de se casser la figure. Ça n’a pas commencé il y a six ans, [mais] elle ne se relèvera pas.»
Le député RN Roger Chudeau prend alors la parole, et achève de plomber la rencontre : «Je pense que cette table ronde est un échec, les propos tenus rendent inopérante ce type de réunion. Je pense que nos hôtes n’ont pas compris où ils sont ni à qui ils s’adressent. Que madame de la FSU vous vous permettiez de nous faire une leçon de respect et de démocratie, est à la fois ridicule et totalement déplacé. Monsieur du Snalc qui ironise sur l’absentéisme des députés est totalement ridicule et déplacé. Donc si vous voulez que l’année prochaine on se retrouve, ce qui n’est pas forcément certain, j’aimerais que vous vous mettiez au niveau, et que vous baissiez d’un ton.» Peine perdue. Les représentants enseignants sont déjà en train d’enfiler leurs manteaux. Et quittent la salle sur fond de brouille entre la présidente de séance et la députée LFI Sarah Legrain.
Contactée le lendemain par CheckNews, Sophie Vénétitay a encore du mal se remettre de la séance : «C’était très violent dans les mots, mais aussi symboliquement, car il y avait une forme de remise en cause du principe démocratique, par rapport aux organisations élues que nous sommes», avance-t-elle. Avec des députés Renaissance «qui n’acceptent pas la contradiction sur l’Education nationale et la politique d’Emmanuel Macron», et des élus RN «sans surprise dans l’outrance», et «dont les propos ont été tolérés par la présidente de séance». Avant de conclure, inquiète : «Ce qui interpelle, c’est de retrouver le RN et Renaissance dans le même genre de propos dénigrants et méprisants envers les syndicats.»
Dans un communiqué commun publié jeudi, les organisations syndicales dénonçaient également «une forme de mépris pour la réalité que vivent tous nos collègues et élèves dans les écoles, collèges et lycées». Et d’ajouter : «dans la grave crise que traverse notre système éducatif, il y a urgence à ce que les organisations syndicales représentatives soient enfin écoutées et respectées. Il en va de l’avenir de notre système public d’éducation».
Hier, les organisations représentatives des personnels @education_gouv ont quitté la table-ronde consacrée à sur la rentrée 2023 dans le 1er et le 2d degré organisée par la commission des affaires culturelles et de l’éducation de l’Assemblée nationalehttps://t.co/uUbmEVbmv6 1/6 pic.twitter.com/ho2J9N4fIa
— Nave-Bekhti/SgenCFDT (@CNaveBekhti) September 21, 2023
Mise à jour 22 septembre : insertion du communiqué intersyndical.