Question posée le 2 août 2022
Vous nous interrogez sur une séquence vidéo abondamment partagée sur les réseaux sociaux dans laquelle l’animateur Tucker Carlson, de la chaîne Fox News, multiplie les allégations alarmistes sur les vaccins anti-Covid, selon lui appuyées par des publications scientifiques, dont il donne les références.
La séquence est extraite de l’émission du 21 juillet, toujours disponible sur le site de la chaîne, accompagnée d’une transcription des propos de Carlson. «Est-il possible que le vaccin puisse réellement vous nuire, surtout si vous continuez à recevoir des rappels ? Peut-il affaiblir votre système immunitaire ? Eh bien, cela semble possible», débute-t-il, avant de brandir «les conclusions de plusieurs chercheurs» publiés «le mois dernier [dans] le Journal of Food and Chemical Toxicology». Et de citer les auteurs, qui affirment que la vaccination «induit une altération profonde de la signalisation de l’interféron de type 1, qui a diverses conséquences néfastes pour la santé humaine», et évoquent «de potentielles perturbations profondes dans le contrôle réglementaire de la synthèse des protéines et de la surveillance du cancer». En fait, ajoute Carlson, «il semble probable que le vaccin puisse complètement inhiber le système immunitaire».
L’effrayante publication citée par l’animateur n’est pas inconnue des lecteurs de CheckNews, puisque nous lui avions déjà consacré un article début mai, pour en souligner ses caractères tant spéculatif que fallacieux. Par exemple, partant du constat que la réponse immunitaire au vaccin confère une protection sans induire les réactions inflammatoires délétères liées à l’infection par le virus (ce qui est l’objectif de la vaccination), les auteurs présentent cette réponse maîtrisée comme un signe d’un système immunitaire affaibli. Ailleurs, les auteurs confondent allègrement la littérature sur les effets de l’infection au SARS-CoV-2 et ceux du vaccin. Suite à cette publication, de nombreux chercheurs en ont dénoncé les manquements, certains dénonçant l’exploitation de données «mal comprises, voire manipulées, au profit d’une hypothèse préétablie».
Parmi les quatre coauteurs de ce douteux article, outre un naturopathe, on trouve l’informaticienne Stephanie Seneff (connue pour avoir avancé que les cas graves de Covid étaient liés à une exposition à des résidus de glyphosate présents dans les biocarburants), mais aussi le cardiologue Peter A. McCullough, désavoué par son université de rattachement suite au relais répété d’affirmations fausses (faible contagiosité du virus, impossibilité de réinfection…), qui affiche désormais ses liens avec une fondation liant le Covid aux réseaux 5G et promouvant les «approches thérapeutiques basées sur la foi».
The Lancet
Dans sa séquence télévisée, Tucker Carlson achève sa présentation de cette première publication par ces mots : «Nous espérons sincèrement que ce n’est pas vrai, mais ce n’est pas la conclusion d’une seule revue scientifique. The Lancet, qui est peut-être la revue scientifique la plus célèbre au monde, a publié des conclusions similaires en février…» Apparaît alors à l’écran le nom d’une étude, effectivement publiée dans The Lancet en février, et consultable en ligne.
Toutefois, ce n’est pas sur cette étude que porte la suite du commentaire de Carlson, mais sur une «lettre» publiée dans un autre journal, qui élabore un raisonnement à partir de ses données. «Un médecin du nom de Kenji Yamamoto, explique le présentateur, [écrit] dans une lettre au Journal of Virology [que l’étude du Lancet] a montré que la fonction immunitaire des personnes vaccinées huit mois après l’administration de deux doses de vaccin Covid-19 était inférieure à celle des personnes non vaccinées.» Et le présentateur de Fox News d’inviter ses téléspectateurs à parcourir eux-mêmes l’étude du Lancet. «Vous ne trouverez rien dans le texte de l’article qui dise ce que Kenji Yamamoto a dit, ce qui est bizarre. Pourquoi le Lancet voudrait-il cacher une découverte majeure comme celle-là ? Nous ne pouvons pas le dire, mais si vous regardez le tableau 3 de l’article, voici ce que vous trouverez enfoui dans les données. Parmi les personnes âgées d’environ 80 ans qui ont été doublement vaccinées […] le taux d’incidence médicale par habitant, y compris les hospitalisations pour décès, est presque deux fois plus élevé que le taux d’incidence grave pour les personnes non vaccinées. Et ce, 180 jours après la vaccination. Qu’est-ce que c’est et pourquoi personne ne s’y intéresse ? L’article comprend également un graphique montrant l’efficacité négative du vaccin pour tous les âges après huit mois pour tous les participants à l’étude.»
«Le bien-fondé de l’administration d’une troisième dose»
On ne trouve dans la fameuse lettre de Yamamoto aucune démonstration de ses affirmations. Raison pour laquelle, vraisemblablement, Carlson tente lui-même l’exégèse de la publication. De façon habile, tout du moins si son intention est de tromper le spectateur. Premièrement, car le fameux «tableau 3» de l’étude du Lancet ne porte pas sur «le taux d’incidence grave», mais sur «l’ensemble des infections, quelle que soit leur sévérité». Mais aussi et surtout car les valeurs présentées s’avèrent être des données brutes, sans ajustement en fonction de la structure des groupes étudiés (notamment de l’âge des membres de chaque cohorte).
Pourtant, quelques cases plus loin, dans le même tableau, figurent les chiffres de l’efficacité vaccinale, ajustés pour l’âge et la date de vaccination, et avec les marges d’erreur associées. En réalité, les auteurs échouent ici à établir une différence significative entre les plus de 80 ans vaccinés depuis plus de six mois et les non-vaccinés. Impossible d’établir que les vaccinés de cet âge, à cette distance de leur seconde injection, sont plus ou moins à risque de Covid que les non-vaccinés.
Raison pour laquelle les auteurs de l’étude concluaient d’ailleurs que leurs résultats «renforçaient le bien-fondé de l’administration d’une troisième dose de vaccin comme rappel.» Bref : en présentant comme sérieuse une publication qui ne l’est en rien, et en occultant les éléments qui permettent d’interpréter correctement les données d’une seconde publication, Tucker Carlson ne fait rien d’autre que désinformer – une fois de plus – son auditoire.