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Charles Prats, ex-magistrat, spécialiste en fraudes… et VRP de sa société sur CNews

Profitant de sa casquette d’«expert» de la lutte antifraude, l’ex-juge profite de ses invitations sur la chaîne de Vincent Bolloré pour faire la promotion de la société, spécialisée dans la fraude documentaire, qu’il a rejointe en juin. Publicité clandestine ?
Charles Prats invité sur CNews et présenté simplement comme «ancien magistrat». (CNews)
publié le 28 septembre 2023 à 7h25

La lutte contre la fraude, ça rapporte. Et pas seulement à l’Etat. Après avoir écoulé des livres tapageurs sur le sujet (Cartel des fraudes 1 et 2, publiés aux très droitières éditions Ring), Charles Prats, ex-magistrat, continuer d’écumer les plateaux, où il livre toujours ses habituels chiffres chocs, mais fait désormais aussi la retape – peu discrète – de la société qu’il vient de rejoindre. Jeudi 21 septembre, Prats était ainsi invité à commenter sur CNews l’affaire du youtubeur Mertel B, coupable d’une vidéo où il proposait, moyennant 300 euros, une formation pour toucher l’Allocation adulte handicapée. Introduit comme invité de la matinale en qualité d’ancien magistrat et comme auteur du livre le Cartel des fraudes, Charles Prats a rapidement transformé son interview en spot promotionnel pour sa nouvelle entreprise.

Comme l’avait révélé la Lettre A le 19 mai, l’ex-magistrat a rejoint la société Resocom, qui revendique depuis sa création, il y a une vingtaine d’années, «l’expertise pionnière dans la lutte contre la fraude identitaire et documentaire». A en croire la Lettre A, «Charles Prats estime que Resocom, d’abord orienté vers le secteur bancaire, pourrait cibler une clientèle dans le secteur public, en mettant en avant la protection des données par un hébergement en France». Et de fait, sur CNews, Prats s’est fait un plaisir d’expliquer comment Resocom détenait, selon lui, la solution miracle pour faire rentrer des milliards dans les caisses de l’Etat.

Chiffres largement caricaturaux

Interrogé par le présentateur sur le rôle que pourrait jouer l’intelligence artificielle dans le contrôle, Prats a embrayé : «Vous savez que depuis que je suis en retrait de la magistrature, je suis directeur général d’une société qui fait ça, qui fait du contrôle de lutte contre la fraude documentaire, donc les outils nous les avons on sait faire. Demain, moi, si le ministre veut que je lui fasse un contrôle complet des assurés sociaux, je lui fais, et je vais lui sortir les millions de fraudeurs. Il faut simplement qu’il vienne me le demander, mais on peut le faire. On a les outils, il suffit d’avoir la volonté politique de le faire. Bon, ça a un coût, mais qui n’est pas énorme, moi je suis même prêt à le faire gratuitement, simplement être payé au fraudeur détecté…» «Vous feriez peut-être fortune d’ailleurs», relance l’animateur, hilare et visiblement assez convaincu. «Oui moi je sais à peu près combien je ferai, je pourrais me mettre à la retraite très vite.» Et de conclure : «Les outils existent, il suffit de le vouloir. Peut-être que ce scandale [du youtubeur, ndlr] ouvrira les yeux du public encore plus qu’ils ne l’étaient, mais espérons que ce scandale ouvre enfin les yeux du gouvernement. Parce que je le répète depuis des années, 75 millions d’assurés sociaux pris en charge pour 68 millions d’habitants. Une fois qu’on a dit ça, on a tout dit et tout compris.» Une dernière phrase qu’il faut prendre avec une certaine prudence. Charles Prats répète ces chiffres depuis des années, et CheckNews a démontré qu’ils étaient largement caricaturaux.

Prats a ensuite isolé le passage pour la faire circuler sur les réseaux, non sans y accoler (à la fin de l’extrait) le logo de sa société.

On trouve une séquence similaire, toujours sur CNews, un mois auparavant. Profitant déjà d’une question sur la fraude, Charles Prats avait coiffé sa nouvelle casquette de DG au milieu de sa réponse : «Quand Gabriel Attal a voulu présenter son plan il m’a appelé, je suis allé le voir au ministère et on a discuté. Je lui ai dit en face-à-face comme ça : “Vous avez 75,3 millions d’assurés sociaux pris en charge en France, ce sont les chiffres de la Cour des comptes, pour 68 millions d’habitants, le problème il est là il n’est pas ailleurs (sic).” Et d’ailleurs, l’IGF [Inspection générale des finances] et l’IGAS [Inspection générale des affaires sociales] lui ont remis un rapport, fin avril 2023, tout le monde peut aller le voir il est sur Internet, où l’IGF et l’IGAS disent que la priorité en matière de lutte contre la fraude sociale ce sont les millions de personnes inscrites et qui ne devraient pas l’être. C’est là-dessus qu’il faut travailler. Et si vous sortez 4 ou 5 millions de gens du système, vous allez voir les milliards d’économies. Moi ce que je propose aujourd’hui, c’est d’aller là-dessus. J’ai pris la direction générale d’une société. J’ai par exemple un fichier d’1,4 million de fraudeurs des faux documents, et moi j’ai proposé de mettre à disposition ce fichier aux autorités gouvernementales pour sortir du système les gens qui se sont inscrits avec des faux documents et des faux documents qu’ont a déjà identifiées. Moi je suis même prêt à le faire gratuitement et à être rémunéré au fraudeur détecté. L’Etat ne serait que gagnant.»

Prats, depuis des années, écume les plateaux en assurant avoir la solution aux problèmes de fraude que les gouvernants, par couardise politique ou incompétence, seraient incapables de traiter (selon lui). Mais sa nouvelle casquette change quelque peu la donne.

«Je ne vois pas où est la publicité»

Si l’ex-magistrat a pris garde de ne pas citer le nom de son entreprise, ces deux séquences sur CNews peuvent-elles être considérées comme de la publicité clandestine, sachant qu’il n’a pas été introduit en qualité de dirigeant d’une entreprise ? L’article 9 d’un décret de mars 1992, prohibe la publicité clandestine, définie comme «la présentation verbale ou visuelle de marchandises, de services, du nom, de la marque ou des activités d’un producteur de marchandises ou d’un prestataire de services dans des programmes, lorsque cette présentation est faite dans un but publicitaire». En l’espèce, si le journaliste de CNews n’a pas pipé mot, il a laissé dérouler (le relançant même lors du passage le 21 septembre) le laïus promotionnel de son invité.

L’Arcom (Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique) indique «apprécier au cas par cas les différentes pratiques décelées sur les antennes» et «intervenir lorsqu’une d’entre elles lui apparaît constitutive de publicité clandestine». Parmi les critères permettant de caractériser une telle pratique, figurent «l’absence de pluralité dans la présentation des biens, services ou marques», «la complaisance affichée envers tel ou tel produit», «la fréquence de la citation et /ou de la visualisation des produits de la marque», «l’indication de l’adresse ou des coordonnées téléphoniques ou Internet d’un annonceur et l’absence de tout regard critique». Interrogé par CheckNews sur le cas précis des interventions de Charles Prats, l’Arcom n’a pas donné suite.

Contacté par CheckNews, Charles Prats nous a fait cette réponse : «Vous remarquerez que les journalistes ne citent pas ma boîte… Je ne vois pas où est la publicité au sens du décret. Et par ailleurs les téléspectateurs ont le droit de savoir “d’où je parle”. On m’invite pour parler de lutte contre la fraude j’explique comment lutter contre la fraude. Quand c’était en tant que magistrat j’expliquais comment faire du côté public, aujourd’hui j’explique comment faire du côté privé.»

Interrogé sur le fait qu’il n’est pas présenté en qualité de dirigeant de l’entreprise, Prats se défausse : «Je demande systématiquement à être présenté comme DG de ma boîte [ce qui n’est pas le cas dans les interventions de Charles Prats sur CNews que nous avons visionnées, ndlr], je ne maîtrise pas les bandeaux en régie.»

Démis de ses fonctions

Le très médiatique ex-magistrat avait rebondi dans le privé après des mésaventures, liées à un autre type de mélange de genre. Alors vice-président du tribunal judiciaire de Paris, où il exerçait comme juge de la détention et des libertés (JLD), il avait été l’objet d’une enquête administrative ordonnée par le ministère de la justice en 2021. Il était alors soupçonné d’avoir «enfreint son devoir de réserve». lors de ses nombreuses interventions télévisées. «Je suis la gentille victime d’une chasse aux sorcières», se défendait-il alors auprès de Libération.

En janvier dernier, le Conseil supérieur de la magistrature, saisi par le garde des Sceaux après l’enquête administrative, avait finalement prononcé sa mutation, lui reprochant d’avoir «manqué [à ses] devoirs» et porté «atteinte à l’image de la justice». En cause : les tweets dans lesquels il dénonçait «le totalitarisme climatique [qui] vous poursuivra jusque dans la mort» ou comparait les casseurs et antifas des cortèges de gilets jaunes à une «peste noire». Des prises de position à même de «faire naître un doute quant à sa neutralité» , et ce, alors même que Charles Prats était amené à statuer, en sa qualité de JLD, sur des procédures en lien avec ce mouvement, avait relevé l’instance disciplinaire, pointant «un manquement à son devoir d’impartialité». «Je n’ai pas le sentiment d’avoir démérité dans ma façon de travailler. Le CSM a pris sa décision, dont acte», avait réagi Charles Prats, ajoutant : «Je vais prendre un peu de recul, j’ai plein de projets.»