Il n’y avait aucune raison pour que Libération soit le premier média français à se lancer dans le fact-checking. Aucune raison pour que le journal réputé pour ses plumes, sa titraille géniale, ses reportages au long et ses engagements, ne devienne précurseur dans la sinécure pointilleuse et austère de la vérification des faits. Aucune raison si ce n’est la liberté dont ont toujours joui les journalistes de Libération, qui explique pourquoi ce quotidien a toujours été un formidable inventeur de formats nouveaux.
Désintox est né en 2008, dans la tradition foutraque de Libé, après un pugilat mémorable sur le plateau du service politique (d’aucuns n’aimaient pas l’idée de ce nouveau service). A défaut d’être entièrement plébiscitée en interne, la rubrique a grandi sous la tutelle bienveillante du président d’alors Nicolas Sarkozy, référence indépassable du bobard en politique, qui a tout fait pour justifier son existence. Les débuts du fact-checking avaient ceci d’amusant que les élus, s’ils n’étaient pas moins qu’aujourd’hui habitués à mentir, n’étaient pas du tout préparés à ce qu’on le leur fasse remarquer. Ils se rebellaient souvent, avec un surcroît de mauvaise foi comme seul argument. Ainsi, Claude Guéant, ministre de l’Intérieur et disciple sarkozyste, pris en flagrant délit de lecture parfaitement erronée d’une étude portant sur l’échec scolaire des enfants immigrés, s’était durablement offusqué d’être mis en cause. Après un droit de réponse bancal, par nos soins réfuté, le ministre avait finalement envoyé deux motards à Libé porter en urgence une seconde missive, tout aussi navrante que la première. Il avait fallu, chose rarissime, que la direction de l’Insee, sous la pression de ses syndicats, corrige le ministre borné pour lui faire rendre gorge.
On a également en mémoire la réaction indignée, en 2011, de Jérôme Cahuzac (assez savoureuse quand on connaît la suite et la fin), qu’on avait épinglé à propos du coût des emplois publics promis par François Hollande lors de la campagne présidentielle… Celui qui était alors président de la commission des finances de l’Assemblée nationale s’était indigné au téléphone, outré qu’on puisse suggérer dans notre article que son erreur était volontaire : «Ecrivez que je suis incompétent, mais pas que je suis malhonnête !»
Quinze ans plus tard, il serait hardi d’affirmer que le fact-checking a changé les politiques. Ils s’y sont juste habitués. Ils mentent ou exagèrent toujours, mais ne téléphonent plus ni ne convoquent les moyens de la République pour tenter de sauver la face. Ce qui n’est pas forcément bon signe. Avec le temps, l’étreinte s’est aussi desserrée sur les bonimenteurs politiques, sérieusement concurrencés par le torrent d’intox («fake news» est élu mot de l’année en 2017 par le dictionnaire britannique de référence Collins) déversées du web, qui a détourné les fact-checkers vers la tuyauterie des réseaux sociaux : ses photos pipées, ses vidéos bidonnées, ses rumeurs en tout genre.
Désintox devient CheckNews en 2017, créature hybride entre le fact-checking de ses origines et le journalisme à la demande. Et c’est aussi une première dans la presse française : un service de dix personnes, entièrement dédié à répondre uniquement aux interrogations de lecteurs. Le service, en cinq ans, a répondu à des milliers de questions. Légères («pourquoi les gâteaux durs deviennent mous et les gâteaux mous deviennent durs ?») ou graves. Y compris sur Libération lui-même. Car c’est aussi comme cela que s’éprouve la liberté éditoriale d’un titre et que s’acquière la confiance des lecteurs. Puis CheckNews, comme tout le monde, a attrapé le Covid en 2020. La pandémie, tel un vortex, a absorbé les forces vives du fact-checking, nous transformant en apprentis épidémiologistes épuisés, en proie à la vindicte des défenseurs de l’hydroxychloroquine. Le Covid a révélé de nouveaux visages de la désinformation et montré qu’elle pouvait nuire à la santé en plus d’abîmer le débat public.
Dans presque tous les médias – même les plus rétifs à l’origine comme le Figaro ont fini par s’y mettre –, des équipes se dédient désormais à la lutte contre la complosphère ou les bobards politiques. A Libé, le service CheckNews continue son chemin. Affublé par certains collègues stylistes de la réputation tenace d’«écrire avec ses pieds». Mais crédité aussi d’avoir installé la lutte contre la désinformation comme une partie intégrante du métier d’informer.