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Décès de deux jeunes à Limoges : la police avait-elle le droit de poursuivre le scooter ?

L’instruction qui s’impose aux policiers français ne régit pas précisément les courses-poursuites visant des deux-roues. Mais elle préconise le «discernement» et la «proportion» et écarte «toute poursuite systématique, notamment en cas de refus d’obtempérer».
A Limoges, le 6 août 2023. Selon la police, le deux-roues a pris la fuite à la vue d’un véhicule qui s’apprêtait à le contrôler. (Pascal Lachenaud/AFP)
publié le 7 août 2023 à 18h11

Dans la nuit de samedi 5 au dimanche 6 août, à Limoges (Haute-Vienne), deux jeunes hommes qui circulaient à scooter sont morts en percutant un véhicule après un refus d’obtempérer. Le deux-roues aurait pris la fuite à la vue d’un véhicule qui s’apprêtait à le contrôler. Une course-poursuite se serait engagée, avant que les policiers n’y renoncent, «jugeant la situation trop dangereuse», selon des sources policières. Le scooter aurait grillé un feu rouge, puis percuté une voiture. Le conducteur a été tué sur le coup, son passager est décédé à l’hôpital peu après.

Ce drame relance la question du cadre dans lequel des policiers peuvent poursuivre un véhicule en fuite, et plus particulièrement lorsqu’il s’agit d’un deux-roues. «On peut savoir pourquoi la police entame une course-poursuite alors que c’est interdit avec les véhicules à deux roues ?», affirme ainsi une utilisatrice de Twitter, en commentaire d’un article relatant les faits.

Au niveau national, les règles s’appliquant aux poursuites découlent de l’instruction de commandement NR 89, initialement adoptée par la Direction centrale de la sécurité publique (DCSP) le 14 mai 1999, puis réitérée le 18 août 2020. Présentée dans son intitulé comme un «rappel d’instructions relatives aux règles d’intervention et de sécurité en matière de poursuite de véhicule en fuite par les services de police» et transmise aux élèves gardiens de la paix, elle vise à limiter les accidents de la route impliquant des véhicules de police en intervention. «Aucune situation ne peut justifier la blessure ou le décès d’un tiers ou d’un fonctionnaire de police, du fait d’actions trop risquée des intervenants», énonce l’instruction de la DCSP, également appelée «note 89», dont des extraits ont été publiés dans différents médias. S’agissant des «poursuites de véhicules», le document ne fixe pas d’interdiction de principe, ni ne donne d’indications précises, mais édicte deux grandes règles devant guider les décisions : le «discernement» et la «proportion».

«Chaque fait est soumis à une analyse»

La note liste en revanche les «faits d’une grande gravité» pouvant donner lieu, par défaut, à une course-poursuite : «Fuite ou évasion d’un individu armé ayant l’intention d’attenter à la vie d’un tiers», «auteurs, armés ou non, d’un crime de sang» et «auteurs non identifiés d’autres crimes ou délits aggravés entraînant un préjudice corporel». A l’inverse, «les autres situations pénales sont exclues de toute poursuite systématique et notamment en cas de refus d’obtempérer».

Cette dernière directive a été contredite en septembre 2022 par le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, lors d’une audition à l’Assemblée nationale : «La consigne de la Direction générale de la police nationale et de la Direction générale de la gendarmerie nationale, que j’assume pleinement, est qu’en cas de rodéo urbain ou de refus d’obtempérer, les forces de l’ordre doivent poursuivre le véhicule, sauf lorsqu’elles considèrent que les choses deviennent dangereuses pour elles-mêmes ou pour les tiers.»

En tout état de cause, des agents de police qui décideraient de prendre en chasse un véhicule en fuite doivent en informer le centre d’information et de commandement, qui évalue le bien-fondé de la poursuite et peut, à tout moment, décider de l’interrompre. «De même, l’équipage, en fonction des risques, pourra cesser la prise en charge, ajoute le service d’information et de communication de la police nationale (Sicop), contacté par CheckNews. C’est le cas de figure qui s’est réalisé à Limoges, où [les policiers] ont cessé la poursuite vu les risques que le scooter prenait.»

L’instruction de la DCSP ne revient pas sur les circonstances particulières pouvant influencer les consignes données, notamment lorsque le véhicule poursuivi est un deux-roues, ou encore si l’un des passagers est non casqué. Sollicité en 2019 par France Info, le Sicop répondait : «On ne prévoit pas de cas particulier pour les motos, les camions, les engins de chantier, ou les vélos. Chaque fait est soumis à une analyse.» Et ajoutait : «Lorsque le policier remarque qu’un conducteur de scooter ne porte pas de casque, son analyse des risques va être différente et il peut renoncer si l’infraction en cause n’est pas suffisante et le risque trop élevé.»

Compiler un maximum de détails

Si la note 89 a été plusieurs fois mise à jour depuis 1999, «en fonction des événements» (par exemple en 2007, après la mort à Villiers-le-Bel, dans le Val-d’Oise, de deux adolescents sur un moto-cross percutés par la police), ces modifications sont restées marginales, consistant plutôt en des «rappels», expliquaient plusieurs sources syndicales jointes par CheckNews en mars 2019.

En outre, les directives générales formulées par la DCSP peuvent être adaptées par les autorités à l’échelle du territoire dans lequel elles représentent l’Etat. En 2010, le préfet de Seine-Saint-Denis avait ainsi demandé aux policiers du département de «ne pas poursuivre les conducteurs de deux-roues, du genre mini-moto ou quads» (deux véhicules interdits de circulation sur la voie publique). Mais les exhortait néanmoins à compiler un maximum de détails sur les conducteurs, en vue de les identifier plus facilement ensuite.

En 2015, une note du préfet de police de Paris avait proscrit «toute poursuite de véhicule à l’exception d’un nombre limité de situations», correspondant peu ou prou à celles envisagées par la DCSP dans son instruction de commandement. La règle s’appliquait sur tout le territoire du ressort de la préfecture, à la fois Paris et les départements de petite couronne (Hauts-de-Seine, Seine-Saint-Denis et Val-de-Marne). Mais une nouvelle note adoptée en 2020 est revenue sur cette disposition, rapportait alors le Parisien. Dans sa nouvelle préconisation, le préfet de police notait que «désormais, la poursuite des véhicules refusant d’obtempérer aux injonctions de la police pourra être engagée par un équipage», mais toujours avec «le discernement nécessaire».

On peut aussi citer la note de service rédigée en 2021 par une commissaire de police, cheffe de la circonscription de Sarcelles (Val-d’Oise), consultée par le Parisien. La commissaire y relevait que «la circonscription de Sarcelles a trop souvent été confrontée à des phénomènes de refus d’obtempérer, ayant engendré des accidents graves», pour ensuite décider «de proscrire totalement la prise en charge d’un engin motorisé», de deux ou quatre roues. Cette note de service fixait toutefois une exception concernant «l’auteur d’un crime de sang flagrant». Dans les autres cas, les agents devaient se contenter de dresser un procès-verbal pour refus d’obtempérer, avec toutes les informations sur le véhicule.

Une note toujours plus contestée

La note 89, qui sert toujours de cadre général pour la police française, est de plus en plus contestée par les principaux syndicats de police. Cette revendication est en premier lieu portée par Alliance et Unsa-Police, qui réclament la réécriture de la note. Ce que les syndicats ont encore fait savoir dans une vidéo diffusée sur les réseaux sociaux en début d’année. Côté politique, les députés des groupes Rassemblement national et Les Républicains ont déjà demandé le retrait de l’instruction de commandement. Parmi les élus Renaissance, Natalia Pouzyreff et Robin Reda ont appelé, dans leur rapport d’évaluation de la loi de 2018 renforçant la lutte contre les rodéos motorisés, à «clarifier et uniformiser sur l’ensemble du territoire les conditions permettant une prise en charge du conducteur d’un véhicule en situation de refus d’obtempérer, en laissant une marge de manœuvre aux policiers et aux gendarmes».

Avant le drame de Limoges, plusieurs poursuites lancées pour appréhender des deux-roues après des refus d’obtempérer se sont déjà soldées cette année par des blessures, voire des décès, des conducteurs ou passagers. En avril, à Echirolles (Isère), le conducteur d’un scooter, «non casqué», a été «blessé sur tout le corps» dans un choc avec une voiture de police, selon la Direction départementale de la sécurité publique. Une semaine plus tard, lors d’une course-poursuite à Paris entre une voiture de police et un scooter chargé de trois personnes – dont l’une ne portait pas de casque –, le deux-roues «a chuté», d’après le parquet de Paris, qui confirme qu’«un choc a été évoqué par plusieurs personnes entre le véhicule de police et le scooter». Plus récemment, début juin, un jeune à moto poursuivi par des policiers est mort à Garges-lès-Gonesse (Val-d’Oise) car il a, dans sa fuite, chuté de son engin et percuté «seul» une glissière de sécurité, rapportait une source policière.