La frappe sur le camp de réfugiés de Rafah, où 45 personnes ont trouvé la mort dimanche 26 mai selon le ministère de la Santé gazaoui, est-elle la conséquence de la communication confuse de Tsahal concernant le périmètre de la zone humanitaire où les déplacés sont censés être en sécurité ? La réponse de Tsahal se veut catégorique. Le camp «Al-Salam 1», cible des tirs, se situe à 1 700 m de la zone humanitaire, a indiqué son porte-parole Daniel Hagari.
C’est ce que l’on peut calculer (à une centaine de mètres près) en regardant la carte mise à jour de ladite zone, sur le site de l’armée israélienne. Plusieurs organisations avaient affirmé l’inverse, comme le Croissant rouge palestinien, qui soutenait sur X : «L’aviation israélienne a bombardé plusieurs tentes dans cette zone, faisant de nombreux martyrs et victimes. Il est important de noter que cet endroit a été désigné par l’occupation israélienne comme zone humanitaire et que les citoyens ont été contraints d’y évacuer.» Des témoins et survivants du drame interrogés par le New York Times ou CBC expliquaient qu’ils croyaient que leur campement de fortune se trouvait dans une zone sûre. L’ONG spécialisée en enquête visuelle Forensic Architecture a publié une courte étude, samedi, déplorant, plusieurs frappes israéliennes dans des zones auparavant présentées comme sûres, dont celle sur le camp «Al-Salam 1».
L’explication de ces versions contradictoires tient au fait que le périmètre de la zone humanitaire, déclarée unilatéralement par l’armée israélienne en octobre, a évolué au fil du conflit. Y compris récemment, au gré de communications successives peu compréhensibles et parfois contradictoires. La première «zone humanitaire» est décrétée par l’armée israélienne le 18 octobre, dans le village côtier d’Al-Mawasi, dans le sud de l’enclave. Sur Twitter, le communicant arabophone de Tsahal explique alors que «l’armée israélienne ordonne aux Gazaouis de se déplacer vers la zone humanitaire de la région de Mawasi, vers laquelle l’aide humanitaire internationale sera dirigée en cas de nécessité».
#عاجل جيش الدفاع يأمر سكان غزة بالتنقل إلى المنطقة الإنسانية في منطقة المواسي التي سيتم توجيه المساعدات الإنسانية الدولية إليها في حالة الضرورة
— افيخاي ادرعي (@AvichayAdraee) October 18, 2023
جيش الدفاع يواصل مناشدة سكان شمالي القطاع ومدينة غزة الانتقال إلى منطقة المواسي الواقعة جنوبي وادي غزة، ويعلن عن توصيته بالتنقل إلى… pic.twitter.com/PCe3NG1g5X
Le 21 octobre, la zone est légèrement modifiée, sur fond d’ordre de déplacement vers le sud de Gaza. Le périmètre est à nouveau agrandi le 30 octobre, dans des communications toujours assorties de la promesse d’y trouver de l’aide humanitaire.
Un mois plus tard, autour de la mi-décembre, alors que Tsahal progresse dans Khan Younès, les autorités israéliennes ordonnent l’évacuation des Gazaouis vers trois quartiers du sud, au-delà du périmètre humanitaire jusqu’alors délimité. Le quartier de Tal al-Sultan (celui-là même où le camp «Al-Salam 1» sera établi) est désigné. Ce qui revient de facto à l’établir comme une zone de sécurité.
Dans une publication du 7 décembre, l’armée israélienne indiquait d’ailleurs qu’une zone humanitaire localisée était délimitée dans ce même quartier de Tal al-Sultan, à quelques centaines de mètres de l’endroit qui sera touché le 26 mai. Plus précisément à proximité directe des hangars de l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient.
Surtout, le même jour, dans une autre publication dénonçant l’utilisation par le Hamas de roquettes depuis la zone humanitaire, l’armée israélienne diffusait une carte la montrant nettement élargie par rapport au tracé connu jusqu’alors, vers le sud de l’enclave. Le périmètre humanitaire (en blanc sur la carte ci-dessous) inclut la zone qui a été frappée le 26 mai (figurée par un point rouge en bas à droite), où le camp «Al-Salam 1» sera établi à partir de début janvier.
C’est sur ce visuel que se base l’ONG Forensic Architecture pour dire que les lieux bombardés le 26 mai se situaient bien dans une zone qui avait été désignée comme humanitaire.
Cette carte – qui ne figure pas, à la connaissance de CheckNews, sur d’autres publications officielles israéliennes – a été largement reprise. Le 30 décembre, on la retrouve dans un article de la BBC. Le 23 avril, le New York Times la reproduit dans un article précisément consacré à un futur élargissement de la «safe zone» en cas d’offensive sur Rafah. Le 25, l’Institute for the Study of War la publie également. Trois semaines avant la frappe, le camp où des dizaines de réfugiés ont trouvé la mort apparaissait donc bien, sur certaines cartes y compris émanant de Tsahal, dans la zone humanitaire.
Le 6 mai, l’armée israélienne annonce une nouvelle modification du périmètre de la «safe zone», consistant en un élargissement vers le nord et l’est. La carte diffusée n’inclut pas le camp «Al Salam 1», sa bordure se trouvant à environ 1,6 km plus loin. Mais il n’est, pour autant, fait mention d’aucune réduction du périmètre de la zone à cet endroit. L’armée israélienne ne communique que sur l’élargissement, faisant comme si la carte du 7 décembre n’avait pas existé. Interrogé par CheckNews sur ces incohérences, Israël ne nous a pas répondu.
L’annonce du 6 mai a été marquée par d’autres confusions. Les visuels émis par les officiels israéliens, non contents de contredire ceux diffusés précédemment, ont même été contradictoires entre eux. Le 6 mai, l’armée jette des tracts sur les quartiers de l’est à Rafah, appelant leurs habitants à évacuer vers la zone humanitaire élargie. Le périmètre désigné semble intégrer pour, partie, les parcelles 2360, 2371 et 2373 (qui jouxtent la parcelle 2372, où le camp sera bombardé trois semaines plus tard).
Le texte du tract annonce que la nouvelle zone «s’étendra jusqu’aux blocs 2360, 2371 et 2373, comme indiqué sur la carte». Le tract comporte également un QR code, renvoyant à une carte sur le site de Tsahal. Or celle-ci représente un tracé différent que celle du tract : elle longe les blocs 2360, 2371 et 2373 sans les inclure. Pour ne rien arranger, la page est datée du 1er décembre 2023.
Cette communication erratique a généré une confusion certaine dans la couverture médiatique. De nombreux commentateurs et journalistes (dont CheckNews) avaient ainsi compris que la zone humanitaire avait été étendue, le 6 mai, en direction du sud, incluant (totalement ou partiellement) les blocs 2360, 2371 et 2373. Auprès de CheckNews, Tsahal invoque une «mauvaise traduction» des propos du porte-parole. Sans expliquer que les tracés diffèrent selon les cartes publiées.
Dans une série de messages publiés sur X le 24 mai, soit deux jours avant la frappe sur le camp, l’ONG Forensic Architecture avait déploré ces évolutions de périmètre successives et peu lisibles : «Israël n’a pas réussi à fournir des informations claires/cohérentes sur les “zones humanitaires” désignées. Il a publié au moins cinq limites contradictoires pour la “zone humanitaire” d’Al-Mawasi.»
Cette communication, peu lisible, a-t-elle eu des répercussions sur le terrain ? Le fait est que le camp «Al-Salam 1», bombardé le 26 mai, s’est développé à compter de début janvier, dans une zone que certaines publications israéliennes officielles avaient présentée comme sûre en décembre. Les annonces confuses du 6 mai sur le nouveau périmètre humanitaire n’ont pas conduit à son évacuation. Les images satellites datées du 26 mai (jour de la frappe) consultées par CheckNews montrent que les baraquements étaient encore en place, ainsi que de nombreuses tentes.
Le 28 mai, un autre drame est venu faire écho. La défense civile de l’enclave palestinienne a annoncé la mort de 21 personnes dans une nouvelle frappe israélienne sur un autre camp de déplacés à Rafah. Là encore, Israël a argué que la zone touchée ne se situait pas dans l’actuel tracé de la zone humanitaire. Mais là encore, comme pour la frappe du 26 mai, elle figurait dans le périmètre déterminé par la carte de Tsahal du 7 décembre.
Le 24 mai, Forensic Architecture montrait d’ailleurs, images satellites à l’appui, que des campements s’étaient implantés à cet endroit, après le 6 mai, suggérant une possible mauvaise information. Les images montrent distinctement que les tentes se sont multipliées la semaine qui a suivi le 6 mai, à quelques dizaines de mètres de l’endroit touché le 28.
The al-Mawasi ‘humanitarian zone’ declared on 6 May excluded areas that were previously included. Sat. images show an increase in Palestinians sheltering in the excluded area in the week following the invasion, suggesting Israel had not clearly communicated new boundaries. pic.twitter.com/7hYXW8yzeX
— Forensic Architecture (@ForensicArchi) May 24, 2024
«La zone humanitaire Al-Mawasi désignée le 6 mai a exclu des zones qui étaient précédemment incluses. Les images satellites montrent une augmentation du nombre de Palestiniens s’abritant dans la zone exclue, suggérant qu’Israël n’a pas clairement communiqué de nouvelles frontières», dénonçait l’ONG.
A cette question du périmètre mouvant de la zone humanitaire s’ajoute un autre flou, concernant ce qu’il convient d’appeler la «zone grise». Outre cette «zone humanitaire», Israël détermine aussi de manière unilatérale des zones d’évacuation, également variables dans le temps (parfois de manière contradictoire), que les Gazaouis sont exhortés à fuir. Mais entre les deux, il y a une «zone grise». Là où, précisément, se situaient les lieux frappés le 26 et le 28 mai : ils n’étaient donc pas – ou plus – officiellement dans la zone humanitaire. Mais n’ont jamais été non plus été considérées comme des zones à évacuer.
La certitude, c’est qu’il a fallu que l’emplacement du camp «Al-Salam 1» soit l’objet d’un bombardement pour que ses occupants le quittent.
A new satellite image from @Maxar shows that the displaced persons camp Kuwaiti Al-Salam 1 (١ مخيم السلام الكويتي), hit by an Israeli airstrike on May 26, has been almost entirely vacated over the past two days.
— Christiaan Triebert (@trbrtc) May 29, 2024
L: @Maxar from May 29.
R: @planet from May 27. pic.twitter.com/WJTUXsJvQQ
Les images satellites des derniers jours de mai montrent qu’en quarante-huit heures, le camp a été démantelé. Demeurent seulement, visibles au sol, les traces des anciens baraquements de tôles et de bois, ainsi que la marque noircie du bombardement et de l’incendie meurtrier qu’il a entraîné.