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Des bébés sont-ils morts après avoir été abandonnés dans l’hôpital Al-Nasr de Gaza, à la suite de l’évacuation ordonnée par Tsahal ?

Une vidéo tournée par un journaliste dans l’hôpital Al-Nasr de Gaza affirme montrer les corps de plusieurs nourrissons gisant sur des lits. L’ONG Médecins sans frontières affirme que les nourrissons étaient encore vivants quand les soignants ont dû quitter l’hôpital le 11 novembre. Une information non confirmée par ailleurs.
Capture d'écran vidéo de la vidéo prise dans l'hôpital Al-Nasr de Gaza. (Capture d'écran vidéo X)
publié le 30 novembre 2023 à 16h34
Question posée par Lisa et Camille le 29 novembre 2023.

Les images sont qualifiées d’«horreur absolue». Depuis mardi 28 novembre, une vidéo circule, affirmant montrer (les images sont floutées) les corps de plusieurs bébés morts, sur leur lit d’hôpital. «Les corps décomposés de ces bébés ont été retrouvés lors de la trêve [ouverte vendredi 24 novembre entre Israël et le Hamas, ndlr]» , explique en légende une publication consultée près de 10 millions de fois sur X (ex-Twitter). «L’armée israélienne a forcé les familles à évacuer l’hôpital Al-Nasr, laissant derrière elles leur bébé prématuré dans l’unité de soins intensifs», est-il indiqué par ailleurs. Le premier tweet relayant la vidéo, vu par près de 3 millions d’internautes, va même plus loin : «L’armée israélienne a refusé de les transporter pour les soigner et a forcé les familles à leur dire adieu, les laissant mourir lentement et seuls.»

La vidéo est extraite d’un reportage réalisé par un journaliste d’Al-Mashhad, une chaîne de télévision basée à Dubaï, mis en ligne lundi sur YouTube et repris le lendemain par Al-Jazeera.

Sur les bandeaux superposés aux images, on peut lire successivement : «Désastre sanitaire et humain à l’hôpital Al-Nasr après que l’armée israélienne a empêché l’enterrement de nourrissons» ; «Scènes choquantes de corps dont l’enterrement a été empêché par l’armée israélienne pendant les semaines de guerre». En fond, le reporter Muhammad Baalousha – qui a «pu entrer dans l’hôpital Al-Nasr […] ces derniers jours», d’après un article publié mercredi sur le site d’Al-Mashhad – explique que les corps de nourrissons se décomposent faute d’enterrement. Dans une seconde vidéo, le journaliste explique qu’à son arrivée dans le service de soins intensifs, il a été saisi par l’odeur et a constaté que «des insectes rongeaient» les corps des nourrissons.

La vidéo a bien été prise dans l’hôpital A-Nasr, comme CheckNews a pu s’en assurer en comparant les images avec d’autres prises avant l’évacuation. Contrairement à ce qu’affirment plusieurs internautes, le reportage ne dit pas de manière claire que les bébés ont été laissés vivants au moment de l’évacuation.

Mercredi, à la suite de la diffusion de la vidéo, le ministère de la Santé de Gaza, dirigé par le Hamas, a affirmé que cinq bébés prématurés avaient été retrouvés morts dans un hôpital de la ville de Gaza pendant une pause dans les combats entre Israël et le Hamas. Auprès de l’AFP, le porte-parole du ministère de la Santé de Gaza, Ashraf al-Qudra, a déclaré que les soldats israéliens avaient bloqué l’accès à l’unité de soins intensifs de l’établissement pédiatrique d’Al-Nasr, et que les médecins avaient finalement «pu entrer dans le service mardi soir». «Les forces d’occupation (israéliennes), a poursuivi Ashraf al-Qudra, ont laissé cinq bébés prématurés» qui ont été retrouvés «partiellement décomposés». Le ministère ne dit pas que les enfants ont été laissés vivants au moment de l’évacuation.

L’évacuation en catastrophe de l’hôpital Al-Nasr avait été largement documentée, comme plus globalement la situation critique des hôpitaux gazaouis mi-novembre.

Le 9 novembre, l’agence de presse palestinienne Wafa rapporte que plusieurs tirs d’artillerie israéliens ont touché l’hôpital pédiatrique Al-Nasr, causant d’importants dégâts matériels.

Le même jour, le directeur de l’hôpital, Mustafa Al-Kahlot, s’exprime dans une vidéo qu’on reconnaît comme étant la même pièce que celle montrée dans les images d’Al-Mashhad. On distingue d’ailleurs un bébé dans un lit à côté du médecin.

Qui explique : «L’alimentation en oxygène et en air du matériel de sauvetage dans les unités de soins intensifs pour nourrissons a été interrompue. L’alimentation électrique a été coupée dans l’hôpital, il n’y a de l’électricité que dans l’unité de soins intensifs. L’hôpital est désormais considéré comme hors service, à l’exception de l’unité de soins intensifs, dans laquelle je me trouve actuellement. Elle accueille huit patients qui sont en danger de mort si l’électricité est coupée, ce qui peut se produire d’une seconde à l’autre. Un patient est mort lorsque l’oxygène a été coupé.» Le directeur de l’établissement lance un appel «à toutes les organisations internationales et à la Croix-Rouge», les exhortant à «intervenir d’urgence pour sauver le personnel médical travaillant à l’hôpital Al-Nasr et les patients de l’unité de soins intensifs».

Une photo d’un bébé décédé est, cet après-midi-là, diffusée par une employée de l’hôpital, qui évoque l’absence d’ambulances et la difficulté d’ évacuer les lieux en raison de tirs israéliens. Il est impossible de savoir si cet enfant est l’un de ceux figurant sur la vidéo d’Al-Mashhad.

Le 10 novembre, un communiqué de l’Unicef (le Fonds des Nations Unies pour l’enfance) rapporte : «Au cours des dernières 24 heures, les soins médicaux dans les hôpitaux pour enfants Al-Rantisi et Al-Nasr auraient presque cessé, ne fonctionnant plus qu’avec seul un petit générateur alimentant les unités de soins intensifs et de soins intensifs néonatals», et plus loin encore que «l’hôpital pour enfants Al-Nasr a de nouveau été endommagé [le 9 novembre] lors d’une attaque, y compris des équipements de réanimation, selon les rapports».

Le personnel de l’hôpital est enjoint d’évacuer les lieux le 11 novembre, pour rejoindre le sud de la bande de Gaza.

Le lendemain, 12 novembre, on trouve une mention de cinq bébés dans un article du Washington Post. Mohammed Abu Mughaisib, coordinateur médical adjoint de Médecins sans frontières (MSF) à Gaza, déclare alors au média américain : «Le personnel médical a évacué à cause des bombardements sur l’hôpital pédiatrique, et ils n’ont pas pu sauver les bébés pour les emmener, alors ils ont laissé cinq bébés seuls dans les soins intensifs reliés aux machines et aux respirateurs. […] On en est là : laisser les bébés seuls avec des respirateurs.» L’affirmation, de source indirecte, ne dit pas explicitement que les enfants étaient vivants.

Alors que de nombreux articles de presse étaient à ce moment-là consacrés aux difficultés rencontrées par les hôpitaux de Gaza, CheckNews n’a pas trouvé d’autres mentions des bébés abandonnées à Al-Nasr, vivants ou morts.

Le 12 novembre, l’armée israélienne explique avoir «permis l’évacuation» de deux hôpitaux pour enfants, Al-Nasr donc, mais aussi Al-Rantisi. De son côté, le directeur général des hôpitaux du territoire palestinien Mohammed Zaqout, dans un point à la presse, dresse un tableau plus sombre : «Les évacuations forcées des hôpitaux pédiatriques Al-Nasr et Al-Rantisi ont laissé des patients sans soin dans les rues», affirme-t-il. Mais sans évoquer le cas de bébés laissés dans l’hôpital.

Contactée par CheckNews, et invitée à réagir aux images diffusées par Al-Mashhad, MSF affirme que «le personnel médical d’Al-Nasr a dû fuir en laissant derrière lui les bébés qui étaient en couveuse et non évacuables».

L’ONG précise ne pas travailler habituellement dans cet hôpital, où seul un infirmier de l’organisation se trouvait «à titre volontaire» et «a dû évacuer, comme ses collègues, au moment de l’assaut et de l’ordre d’évacuation de l’armée israélienne». MSF nous a affirmé que, selon le témoignage de cet infirmier, les bébés étaient bien vivants au moment où les soignants ont été enjoints de quitter l’établissement. Le personnel médical n’a pas été en mesure de les emmener comme «il n’y avait pas d’ambulance ni d’essence». «Nous n’avons pas eu d’informations sur le sort des patients et des bébés par la suite», affirme l’ONG.

MSF a diffusé jeudi divers témoignages sur les hôpitaux de Gaza, dont ce qui est présenté comme l’échange de l’ONG avec cet infirmier, enregistré le 10 novembre. On y entend : «Cinq patients sont restés en soins intensifs sous respirateur. Nous les avons laissés mais nous avons pu prendre un bébé avec nous. Nous avons croisé une ambulance de l’hôpital Al-Shifa. Ils ont pris le bébé et on leur a demandé de le transférer à l’hôpital Al-Shifa». MSF nous précise que les «cinq patients» évoqués dans l’échange sont les cinq bébés.

Dans un communiqué publié mardi, Euro-Med Human Rights Monitor (une ONG de protection des droits de l’homme qui concentre ses actions sur l’Europe, le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord) «appelle à la création d’une commission d’enquête internationale indépendante sur l’incident des cinq nouveau-nés palestiniens qu’on a laissé mourir». L’ONG dit avoir elle-même «documenté la découverte de cinq nourrissons morts et en état de décomposition» dans l’unité de soins intensifs de l’hôpital Al-Nasr.

Euro-Med affirme par ailleurs avoir échangé avec le directeur Mustafa Al-Kahlot, qui souligne qu’il a lancé, dans l’espoir de sauver la vie des bébés, un appel aux organisations internationales, incluant la Croix-Rouge, mais qu’il n’a «reçu aucune réponse». «Al-Kahlot a déclaré qu’il avait informé l’officier de l’armée israélienne, qui l’avait prévenu de l’évacuation définitive, de l’état des cinq enfants sous respirateurs, mentionnant qu’ils ne pouvaient pas être transférés, et l’armée l’a [en retour] informé qu’elle en était consciente et qu’elle agirait», expose l’ONG. De ce fait, l’ONG «appelle à ce que l’armée israélienne soit tenue responsable de cet incident et à ce que la Croix-Rouge soit tenue responsable de négligence dans sa réponse aux appels visant à sauver la vie des enfants et des patients à Gaza».

Joint par CheckNews, le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) déplore d’abord ces images «tragiques» qui «démontrent encore une fois combien les civils – dont de très nombreux enfants, et dans ce cas des nourrissons – paient de leur vie ce conflit d’une violence inouïe». Puis détaille les raisons l’ayant empêché d’agir : «Malgré plusieurs demandes reçues, le CICR n’a malheureusement pas pu procéder à des évacuations médicales depuis le nord de Gaza à ce moment-là [avant le cessez-le-feu], tant la situation sécuritaire était périlleuse. A partir du 7 novembre, le CICR n’a plus eu accès au Nord, comme nos équipes ne recevaient pas les garanties requises pour mener ces opérations complexes, malgré nos appels récurrents auprès des parties [Israël et Hamas] pour un accès sécurisé.» Quant à savoir si des bébés avaient été laissés vivant au moment de l’évacuation de l’hôpital, le CICR dit ne pas être en mesure de se prononcer sur ce point, n’ayant pas de personnel sur place à ce moment-là pour en témoigner.

Alors que Tsahal est accusé, notamment par Euro-Med, d’avoir été informé de la présence des bébés après l’évacuation, de s’être engagé à agir et de n’avoir rien fait, l’armée israélienne dénonce des «allégations fausses», «étant donné que les forces de défense israéliennes n’ont pas opéré à l’intérieur de l’hôpital Al-Nasr».