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Des soldats russes ont-ils pu développer un syndrome aigu d’irradiation après avoir creusé des tranchées près de Tchernobyl?

Guerre entre l'Ukraine et la Russiedossier
Les premières mesures réalisées aux abords de l’une des tranchées ne révèlent pas des doses suffisantes pour provoquer un tel syndrome, mais d’autres sources d’irradiation importantes sont envisageables. A ce jour, l’AIEA n’est pas en mesure de confirmer les cas.
Une image aérienne des tranchées creusées non loin de Tchernobyl. (Armed Forces of Ukraine/Reuters)
publié le 8 avril 2022 à 18h34

Jeudi 31 mars, l’armée russe a quitté le site de Tchernobyl, qu’elle occupait depuis cinq semaines. La compagnie ukrainienne de production d’énergie nucléaire Energoatom a rapidement relayé le fait que des tranchées avaient été creusées par les russes dans la forêt rousse, située à l’ouest de la centrale, dans la zone d’exclusion. «Il n’est donc pas surprenant que les occupants aient reçu des doses importantes de radiations et aient paniqué aux premiers signes de maladie. Et cela s’est manifesté très rapidement. En conséquence, une émeute a presque éclaté parmi les militaires et ils ont commencé à se rassembler à partir de là», pouvait-on lire sur le compte Telegram officiel d’Energoatom. Dès le 30 mars, des journalistes biélorusses avaient rapporté que des bus médicaux transportant des militaires s’étaient rendus au Centre de médecine radiologique de Homiel, en Biélorussie, précisant que «des soldats russes étaient régulièrement amenés dans ce centre». Le 1er avril, le quotidien britannique The Daily Telegraph a titré sur la mort d’un soldat des suites d’un empoisonnement aux radiations, sans toutefois donner la source de l’information ou détailler le cas dans l’article.

Des tranchées à trois kilomètres de la centrale

Divers commentateurs sur les réseaux sociaux se sont interrogés sur la sévérité des troubles dont pourraient réellement souffrir les soldats russes, estimant peu probable que des sources radioactives présentes dans la forêt puissent avoir entraîné des symptômes graves.

De fait, si une exposition prolongée à certains niveaux de radioactivité peut augmenter le risque de cancers, un autre risque existe en cas d’exposition à de très fortes doses de rayonnements ionisants : le syndrome d’irradiation aiguë (SAI). Débutant par des diarrhées, nausées et vomissements, il se prolonge avec l’apparition de symptômes divers pouvant engager le pronostic vital à court terme.

L’existence de tranchées creusées dans la «forêt rousse» voisine a été confirmée par plusieurs images prises sur le terrain, notamment par drone. Au moins une zone a été identifiée, située à un peu plus de trois kilomètres à l’ouest du site de la centrale.

Une semaine après le départ de l’armée russe, une vidéo a été relayée par le compte Ukraine Witness, montrant une visite du site des tranchées. Un des visiteurs est équipé d’un appareil permettant de mesurer la radioactivité (et affichant, à l’écran, la dose reçue par un organisme chaque heure). La «dose équivalente» qui apparaît à l’écran, alors que celui-ci manipule l’appareil à un mètre du sol, est de 0,79 microsievert par heure (et non 79 µSv/h, comme relayé par erreur par un compte Twitter spécialisé dans l’analyse d’informations en sources ouvertes).

Un seuil d’alerte à un million de µSv

En France, la limite d’exposition du public est de 1 millisievert par an, soit 1000 µSv par an, et celle qui s’applique aux travailleurs du nucléaire de 20 mSv/an, soit 20 000 µSv/an. Il est généralement estimé que l’être humain présente des signes cliniques dus aux radiations à partir d’une exposition à 1 Sv (un million de µSv) sur une période de temps relativement réduite. Même exposé à des doses voisines de 1 µSv/h, 24 heures par jour durant un mois, soit environ 720 µSv, on resterait donc très loin d’une exposition provoquant une SAI.

Le 7 avril, des journalistes occidentaux, dont le journaliste de CNN Frederik Pleitgen, ont pu accéder au site de Tchernobyl. « Il existe des preuves que les troupes russes ont été soumises à des radiations », écrit-il sur Twitter. «Nous avons constaté une augmentation des niveaux de radiation dans les quartiers où les troupes russes séjournaient. Les Ukrainiens disent que les soldats sont sortis dans les zones contaminées et ont ensuite eu de la poussière radioactive sur leurs bottes.» Il explique également s’être rendu «à la lisière de la forêt rousse». «Nous avons trouvé une ration alimentaire militaire russe posée sur le bord de la route, juste à la limite de cette zone. Les niveaux de rayonnement au niveau de l’emballage ont massivement augmenté.» A en croire l’image qui accompagne ce message, l’appareil de mesure placé à proximité de cette ration affiche des valeurs autour de 11 µSv/h. A l’échelle d’un mois, l’exposition avoisinerait les 10 mSv, ce qui reste là encore près de cent fois inférieur aux doses identifiées comme susceptibles d’entraîner des symptômes d’irradiation à court terme.

Les différentes valeurs ici rapportées correspondent à celles qu’avait anticipé, plus tôt dans la semaine, dans un échange avec CheckNews, Jean-Christophe Gariel, le directeur général adjoint de l’Institut français de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN). En charge du pôle Santé-Environnement de l’institut, il nous avait détaillé les situations auxquelles ont pu être exposés les soldats russes. Selon lui, une occupation «banale» de la zone d’exclusion n’aurait pas présenté en soi un grand danger. «Bien que les mouvements de véhicules militaires aient pu remettre en suspension dans l’air des particules radioactives, notre estimation est que cela n’a pas exposé les personnes à des doses radioactives extrêmement élevées. Dans des conditions d’occupations standard du site ou des alentours, on estime que les doses reçues seraient de l’ordre de 0,001 et 0,01 millisievert par heure (entre 1 µSv/h et 10 µSv/h). Ces doses ne peuvent pas conduire à un syndrome d’irradiation aiguë.»

La situation n’est pas identique dans le cas d’une creusée de tranchées dans la forêt, puisqu’après 1986, «des déchets ont été enterrés dans certains endroits et recouverts». En creusant une tranchée en un point quelconque de la forêt, «la dose reçue serait plus importante que dans le premier cas de figure – entre 0,01 et 0,1 millisievert par heure, soit dix fois plus [10 µSv/h et 100 µSv/h]. Là encore, on est loin des doses qui conduiraient au syndrome d’irradiation aiguë.» En revanche, «si des tranchées ont été creusées là où des déchets de moyenne et haute activité ont été enterrés, au bout de quelques dizaines d’heures, on pourrait observer des syndromes d’irradiation aiguë. Mais il faudrait vraiment qu’ils aient creusé dans ces endroits très particuliers, comme au niveau du site d’entreposage de Buryakovka [à environ treize kilomètres du réacteur de la centrale]». Selon les cartes des mesures de radioactivité de surface que nous avons pu consulter, le site identifié des tranchées ne correspond pas à une zone particulièrement irradiée de la forêt.

Appel à la prudence et absence de confirmation

Jean-Christophe Gariel évoque une dernière situation : celle où des soldats russes «se seraient rendus dans des installations du site principal où se trouvent des sources radioactives, par exemple dans des laboratoires, sans respecter les mesures de protection. Dans ce cas, ils peuvent avoir été exposés à des doses importantes et souffrir de SAI.» Toutefois, les premiers témoignages d’employés du site ne font état d’aucune irruption des militaires dans les zones les plus sensibles de la centrale. Le représentant de l’IRSN insiste sur le fait «qu’il faut rester extrêmement prudent quant à ce que l’on peut dire concernant ce qui se déroule actuellement dans cette zone de guerre. Nos informations sur ce qui s’y passe restent très limitées».

A cette heure, aucune information officielle n’a filtré du Centre de médecine radiologique de Homiel.

Ce 7 avril, l’Agence internationale de l’énergie atomique, par la voix de son directeur général Rafael Mariano Grossi, a confirmé avoir pris connaissance des images des tranchées filmées par drone. «Les autorités ukrainiennes ont publié cette semaine des images qui, selon elles, montrent des fortifications creusées par les forces russes dans la zone d’exclusion pendant leur présence sur le site. L’AIEA a examiné ces images, mais ne pourra procéder à une évaluation radiologique indépendante que lorsque ses experts seront sur le site.» L’agence explique «n’être toujours pas en mesure de confirmer les rapports de la semaine dernière selon lesquels les forces russes auraient reçu de fortes doses de radiation alors qu’elles se trouvaient dans la zone d’exclusion de Tchernobyl établie après l’accident de 1986».

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