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Discours de Trump en différé sur la RTBF : qu’est-ce que le «cordon sanitaire médiatique» qui fait polémique en Belgique ?

Lundi 20 janvier, la chaîne de télévision belge a fait le choix - vivement contesté depuis - de diffuser le discours de l’investiture du président républicain, avec un léger différé de deux minutes. La chaîne invoque l’obligation visant le traitement de l’extrême droite dans les médias.
Donald Trump le 20 janvier 2025, à Washington, lors de la retransmission sur écran de son discours d'investiture. (POOL/Getty Images. AFP)
publié le 24 janvier 2025 à 17h02

Deux minutes de différé, et une polémique qui enfle depuis. Lundi 20 janvier, journée d’investiture de Donald Trump à Washington, la chaîne de télévision belge RTBF a diffusé sur son antenne le discours inaugural du nouveau 47e président des Etats-Unis dans son intégralité. Mais pas tout à fait en live. Lors de cette «édition spéciale», Aurélie Didier, directrice éditoriale adjointe de l’information du média public, a en effet expliqué que le discours était diffusé en «léger différé» pour «prendre le temps de l’analyse». «C’est une pratique que nous appliquons déjà depuis de nombreuses années à la RTBF, en Belgique francophone, et que nous appelons le cordon sanitaire médiatique», a-t-elle justifié, tout en ajoutant que Donald Trump a, à plusieurs reprises, «tenu des propos racistes, d’extrême droite, xénophobes, d’incitation à la haine également». Et d’expliquer que ce dispositif de léger différé «permet d’éviter de banaliser de tels propos, de les normaliser. Il ne s’agit pas de censure, la RTBF ne fait pas de censure.»

Un argumentaire qui n’a pas convaincu tout le le monde, déclenchant une vive polémique. Georges-Louis Bouchez, président du Mouvement réformateur (MR) – un parti politique belge situé à droite – s’est offusqué de ces deux minutes de retard. «Il y a un vrai problème à la RTBF. Qui sont ces experts qui déterminent le bien et le mal ? On peut ne pas partager le projet du nouveau président des Etats-Unis, mais rien ne peut justifier qu’un président élu démocratiquement reçoive ce traitement de la part de petits chefs de la pensée. La direction de l’information de la RTBF n’est pas le ministère de la Censure et de la Propagande. Nous allons agir en conséquence», a-t-il écrit sur X dès le lendemain.

Mercredi, la ministre des Médias en fédération Wallonie-Bruxelles, Jacqueline Galant (également membre du Mouvement réformateur), a indiqué avoir été «étonnée» de la décision de la RTBF, et annoncé interpeller le média public pour connaître «la méthodologie» ainsi que les «arguments juridiques» de cette méthode. «Sans remettre nullement en cause le principe du cordon sanitaire, je m’interroge sur l’efficacité de cette décision dans la mesure où cette retransmission était accessible sur tout un ensemble d’autres médias francophones», a poursuivi la ministre, interrogée en séance plénière du Parlement par les députées Sabine Roberty (PS) et Diana Nikolic (MR), comme le mentionne le média le Soir. D’autres médias belges francophones, tels que LN24, ont en effet diffusé le discours en direct. «Je ne remets pas en cause le principe du cordon sanitaire médiatique. Je m’interroge sur son fonctionnement. Quel est son périmètre ? Est-ce qu’il s’applique au monde entier ? Pourquoi ne s’applique-t-il pas à tous les extrêmes ? Qui décide à la RTBF qui est d’extrême droite et qui ne l’est pas ?»

En quoi consiste ce «cordon sanitaire» ?

E B e l giqu e francophone, la Wallonie, le principe du cordon sanitaire médiatique s’applique depuis la fin des années 1990. «Il s’agit d’un mécanisme par lequel les médias audiovisuels n’accordent pas de temps de parole en direct à des partis, des organisations, ou des personnalités politiques qui ne respectent pas les principes et les droits fondamentaux démocratiques, détaille auprès de CheckNews Benjamin Biard, docteur en sciences politiques et professeur à l’université de Louvain. Par extension, on considère qu’il s’agit aussi de ne pas donner la parole du tout à l’extrême droite.» Les médias continuent à parler de l’extrême droite, mais à la condition de contextualiser et recadrer leur affirmation. La diffusion en différé est également une option du dispositif, puisqu’elle permet d’avoir un contrôle sur leurs propos sans pour autant les diffuser en direct.

Benjamin Biard explique que ce principe a été érigé à l’initiative de la RTBF après le «dimanche noir», le 24 novembre 1991, lorsque le parti flamand le Vlaams Blok − classé à l’extrême droite, ancêtre du Vlaams Belang − réussit à arracher 12 sièges au Parlement et fait alors une percée électorale inédite. «Ce principe médiatique s’applique seulement en Belgique francophone, et non en Belgique flamande, où l’extrême droite est déjà très présente», note-t-il.

Comme le note la revue des médias de l’INA, dans une longue enquête sur le cordon sanitaire publiée le 17 janvier, le dispositif, «conçu à l’origine contre l’extrême droite, a ensuite été appliqué au parti fondamentaliste Islam, dont le programme contrevenait au principe d’égalité entre les femmes et les hommes». Mais si des élus de droite réclament régulièrement qu’il concerne aussi le Parti du travail de Belgique, explique l’article, c’est pour le moment en vain : «Le programme de l’extrême gauche ne contient pas de propositions contraires aux droits de l’homme et n’est pas antidémocratique», argumente Simon-Pierre De Coster, conseiller juridique de la RTBF qui fut chargé à l’origine de solidifier le dispositif. Comme le souligne le site de la RTBF, ce mécanisme − dont la légalité a été plusieurs fois contestée − est encadré par la loi, à travers deux décrets – l’un en 2021 et l’autre en 1997. Et il est appliqué par d’autres médias belges.

Dans le cas de Trump, en quoi a consisté précisément le dispositif ? Le mécanisme a permis «à une autre équipe d’écouter le discours direct, ce qui aurait pu permettre d’appliquer l’obligation de prudence» en cas de dérapage, remarque Martine Simonis, secrétaire générale de l’Association des journalistes professionnels (AJP). Et d’ajouter : «Cette diffusion en différé n’était en aucun cas exceptionnelle, et arrive fréquemment sur la RTBF, comme lors des meetings du Vlaams Belang. En Belgique francophone, ce principe n’est pas une option, mais une obligation.» Même si la décision de l’appliquer à Donald Trump relevait, elle, bien de la RTBF. Et que ce choix n’a pas été partagé par d’autres médias, également tenus de respecter le dispositif.

Quelle est la réponse des journalistes de la RTBF ?

D a n s c e te x te diffusé ce jeudi, la Société des journalistes (SDJ) de la RTBF soutient la décision de chaîne, évoquant une «décision éditoriale basée sur le cordon sanitaire médiatique fondé sur plusieurs décrets, un règlement du CSA et la déontologie journalistique». A propos des critiques de Georges-Louis Bouchez, président du Mouvement réformateur (MR), dénonçant la RTBF comme un «ministère de la Censure et de la Propagande», la SDJ dénonce une «prise de position inexacte, ignorante et insultante».

L’association de journalistes, qui rappelle les textes de lois encadrant l’application du cordon sanitaire, affirme que «l’analyse juridique effectuée par la RTBF a[vait] conclu qu’il y avait un risque que Donald Trump tienne des discours contenant des incitations la discrimination, à la haine, à la violence basée sur de nombreux discours déjà tenus par le président américain». Et le communiqué de la SDJ de poursuivre : «L’ensemble du discours de Donald Trump a été diffusé à une heure de grande écoute, sans coupe ni montage.»

Dans un entretien au magazine belge Moustique, la secrétaire générale du Conseil de déontologie des journalistes en Belgique, Muriel Hanot, assure que «c’est la liberté des rédactions, sur base de leurs analyses, d’agir, à condition d’informer le public que l’événement n’est pas diffusé en direct».