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Elon Musk en campagne pour l’extrême droite allemande et contre les ONG «complices» des passeurs en Méditerranée

Méditerranée, mortelle migrationdossier
Le milliardaire qui a racheté Twitter, s’est fait l’écho des accusations de collusion des ONG de sauvetage en mer Méditerranée avec les passeurs. Des accusations, qui n’ont rien de neuf, et dont les humanitaires se sont toujours défendues.
Le milliardaire Elon Musk au Capitole à Washington, le 13 septembre 2023. (Mandel Ngan/AFP)
publié le 5 octobre 2023 à 16h01

«L’opinion publique allemande est-elle au courant de ça ?» Dans un message publié sur son réseau social Twitter (renommé X), le milliardaire Elon Musk s’est fait le relais d’une publication d’un internaute qui affirmait qu’«il y a actuellement huit navires d’ONG allemandes en Méditerranée qui collectent des immigrés clandestins et les déchargent en Italie. Ces ONG sont subventionnées par le gouvernement allemand. Espérons que l’AfD remporte les élections pour arrêter ce suicide européen». L’Alternative für Deutschland est le principal parti d’extrême droite en Allemagne, qui a le vent en poupe depuis sa création en 2013. La publication est accompagnée d’une vidéo montrant le sauvetage de migrants en mer.

«Oui. Et ça s’appelle sauver des vies» lui a sèchement répondu le ministère des Affaires étrangères allemand, s’attirant les sympathies de plus de 195 000 likes. En novembre 2022, la commission budgétaire du Bundestag, soutenue par le gouvernement allemand, a voté une aide de 8 millions d’euros s’étalant de 2023 à 2026 pour les opérations de sauvetage en mer conduites par plusieurs ONG. Une première en Allemagne.

Nouvelle réaction de Musk : «Vous en êtes donc fier. C’est intéressant. Franchement, je doute qu’une majorité de la population allemande soutienne cette idée. Avez-vous fait un sondage ?» a réagi Elon Musk, évoquant alors une «sensation d’invasion» et demandant si «le fait que l’Allemagne transporte un grand nombre d’immigrés clandestins sur le sol italien ne constitue-t-il pas une violation de la souveraineté de l’Italie ?»

«Otage moral»

L’échange entre le milliardaire et la diplomatie allemande a attiré les commentaires de nombreuses personnalités politiques d’extrême droite, comme Alice Weidel, la dirigeante de l’AfD, pour qui «les gens n’en sont pas conscients. En Allemagne, les médias proches du gouvernement préfèrent parler du “changement climatique” et de [la mouvance radicale écologiste] “Letzte Generation”».

Ou encore l’ancien directeur de la communication en Andalousie du parti espagnol d’extrême droite Vox, Rubén Pulido, très actif sur le sujet de l’immigration en mer Méditerranée. Un tweet, dans lequel il diffuse les déplacements maritimes de plusieurs bateaux d’ONG, a été commenté d’un «Wow !» stupéfait d’Elon Musk. Rubén Pulido y écrit que «nombre d’entre elles [les ONG de sauvetage en mer, ndlr] s’enrichissent depuis des années en prenant l’Europe en otage moral. Plus il y a d’ONG, plus il y a d’affaires pour tout le monde. Les ONG s’enrichissent, les réseaux criminels qui pratiquent le trafic d’êtres humains s’enrichissent et les politiciens sans scrupule s’enrichissent. Tout est semi-automatisé».

Si Musk semble découvrir le sujet, les accusations taxant les ONG de sauvetage en mer d’être «complices» des passeurs, d’être des «trafiquants d’êtres humains», ou de participer à un «appel d’air» incitant les migrants à tenter la dangereuse traversée, sont régulièrement énoncés, notamment par l’extrême droite, depuis plusieurs années. Depuis les crises humanitaires des années 2010, ces critiques avaient par exemple été énoncées par l’ancien ministre de l’Intérieur italien Matteo Salvini, qui avait mené la vie dure aux ONG en leur interdisant l’accès aux ports italiens. En France, certaines voix s’étaient également fait le relais de tels propos. Et pas uniquement à l’extrême droite. Ainsi en 2018, le président de la République, Emmanuel Macron, s’en était pris à une opération de sauvetage conduite par un navire de l’ONG allemande Mission Lifeline, estimant qu’il «fait le jeu des passeurs» après être «intervenu en contravention de toutes les règles et des garde-côtes libyens». En avril 2019, le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner avait également affirmé que les ONG «ont pu se faire complices» des passeurs.

Ces reproches ont également trouvé écho dans la presse. Selon un rapport d’enquête des procureurs italiens de la ville de Trapani, cité par le magazine allemand Focus, plusieurs ONG humanitaires sont accusées de faciliter le trafic de migrants en pratiquant des opérations à proximité des côtes libyennes. Le même magazine cite des éléments de l’enquête pointant la collusion entre des passeurs, qui indiqueraient leurs itinéraires pour être sauvés sans qu’il n’y ait de situation de détresse.

«Accusation aussi absurde qu’inacceptable»

Thierry Allafort-Duverger, directeur général de Médecins sans frontières, une des ONG qui sauve des migrants en mer, avait réagi aux propos d’Emmanuel Macron de 2018 dans une tribune publiée dans Libération, pour condamner «une accusation aussi absurde qu’inacceptable» et rappeler que «les ONG n’agissent en mer que sur instruction du centre de coordination des secours maritimes italien» et que «les opérations non gouvernementales ne secourent qu’une minorité de celles et ceux qui sont sauvés en mer, la plupart l’étant par les garde-côtes italiens et des navires marchands».

Contacté par CheckNews, Carl Draxler, le directeur de la branche allemande de SOS Méditerranée, rejette la théorie selon laquelle les opérations de sauvetage seraient des «appels d’air» pour les migrants qui souhaitent traverser la mer. Le dirigeant allemand cite ainsi une étude parue cet été dans la revue scientifique Nature, qui «montre que l’afflux de migrants le long de la route de la Méditerranée centrale n’est pas affecté par la présence d’opérations de recherche et de sauvetage». Draxler cite également l’étude «Migration and the Myth of the Pull-Factor in the Mediterranean», publiée en février 2020 par l’Institut italien d’études politiques internationales (Ispi), qui «montre qu’entre le 1er janvier 2019 et le 24 février 2020, le nombre de départs enregistrés lorsque les navires de recherche et de sauvetage des ONG patrouillaient au large des côtes libyennes (52,0 départs par jour) était presque le même que lorsque aucune opération de recherche et de sauvetage n’était présente dans la zone (52,3 départs par jour)».

Il ajoute encore le travail du responsable du Datalab de l’Ispi, Matteo Villa, qui avait comptabilisé les départs de navires en présence et en absence de navires d’ONG. Alors qu’un rapport de Frontex affirmait que les ONG ont été des «facteurs d’attraction» du 1er janvier au 18 mai 2021, le chercheur a comptabilisé les départs de migrants durant les jours où les ONG étaient présentes ou absentes. Il compte 125 départs par jour lorsque les ONG sont là et 135 par jour en leur absence.

Le responsable allemand rappelle enfin que les ONG de sauvetage en mer «ne sont responsables que d’un très petit nombre de débarquements de migrants. La très grande majorité d’entre eux arrivent seuls ou sont débarqués par les autorités de sauvetage gouvernementales».

Des propos confirmés par le gouvernement d’extrême droite de Giorgia Meloni. Dans une interview datant du 15 août 2023 au journal Il Messaggero, Matteo Piantedosi, ministre de l’Intérieur notait qu’«aujourd’hui, même les ONG agissent selon les directives des garde-côtes italiens», tout en limitant leur impact, rappelant que pour l’année 2023 «si l’on considère le nombre de sauvetages en mer, il n’y a pas de travail de substitution particulier de la part des ONG. Le sauvetage en mer est assuré par l’Etat : sur 72 046 personnes secourues dans la zone de recherches et de secours, la quasi-totalité a été sauvée par l’Etat, tandis que les ONG ont aidé 4 113 personnes», soit à peine 6 %.