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Guerre en Ukraine

En Argentine, le boom du «tourisme de naissance» pour les femmes russes inquiète

Soupçonnées de venir en Argentine uniquement pour y accoucher et obtenir la nationalité argentine, six Russes enceintes ont été retenues à l’aéroport de Buenos Aires. Des agences «spécialisées» russes sont dans le viseur des autorités argentines qui craignent des trafics douteux.
Enceintes de trente-deux à trente-quatre semaines, les six femmes sont accusées de «faux tourisme» et ont été retenues dans l’aéroport de Buenos Aires, le 10 février. (Antonio Hugo Photo/Getty Images)
publié le 15 février 2023 à 20h46

Depuis vendredi 10 février, le sort de six femmes russes et enceintes – d’abord bloquées à l’aéroport international Ezeiza, à Buenos Aires – suscite une couverture abondante de la presse argentine. Enceintes de trente-deux à trente-quatre semaines, elles sont accusées de «faux tourisme» et ont été retenues dans l’aéroport où elles ont atterri après avoir pris des vols le mardi, mercredi et jeudi précédents via les compagnies aériennes KLM, Ethiopian Airlines et Turkish Airlines. Des images de leurs ventres ronds dans les couloirs des terminaux ont fait le tour du Web, alertant sur leur condition afin de les médiatiser.

Une nouvelle affaire qui est révélatrice de l’ampleur du «tourisme de naissance» en provenance de Moscou, un phénomène qui a explosé avec la guerre en Ukraine, l’Argentine étant devenue une destination de choix pour les Russes qui tentent d’échapper aux sanctions économiques et diplomatiques imposées à la Russie. Effectivement, le pays d’Amérique du Sud ne requiert pas de visa d’entrée pour les citoyens russes, et donne automatiquement la nationalité argentine à une personne née sur son territoire. Les parents étrangers d’un enfant né argentin (grâce au droit du sol) peuvent obtenir la nationalité au bout de deux ans, à condition de résider sur le territoire.

Rapide soutien juridique

Sur les plateaux des chaînes d’information argentines, les débats sont animés. Les autorités justifient l’interdiction d’entrer sur le territoire au motif que ces femmes ont prétendu arriver en tant que touristes, alors qu’elles n’avaient pas de billet de retour, se trouvaient à un stade de gestation avancé les empêchant de faire des activités touristiques et ont finalement reconnu avoir été aidées par des agences pour venir accoucher en Argentine. Florencia Carignano, la directrice de l’Office national des migrations, soulignait également qu’elles avaient refusé de prendre un vol de retour et qu’en à peine quelques minutes des avocats étaient venus à leur rescousse pour défendre leur cause. Ce rapide soutien juridique apparaissant comme un élément douteux. Dès le 10 février, Carignano a annoncé l’ouverture d’une enquête judiciaire autour de bandes «mafieuses» qui font venir ces femmes en Argentine, leur promettant des passeports et engrangeant ainsi «un business de millions de dollars».

Le lendemain, la police argentine a ainsi annoncé le démantèlement d’une organisation favorisant la venue de Russes enceintes pour leur permettre d’accoucher sur le territoire argentin moyennant jusqu’à 32 500 euros pour obtenir de faux documents et obtenir la nationalité argentine.

Leurs papiers étaient en règle

Selon les avocats des futures mères russes et des gérants d’agences – qui proposent de coûteux services de «tourisme de naissance» – le droit argentin n’interdit pas de venir accoucher en Argentine. Ils dénoncent leur arrestation parce qu’elles voyageaient sans être accompagnées de leurs partenaires, alors que leurs papiers étaient en règle, et déplorent le sort qui leur est réservé, accusant les autorités de les avoir «détenues» dans l’aéroport, les mettant ainsi en danger.

En janvier, un article du journal britannique The Guardian, évoquait déjà ce «tourisme de naissance» et ses dérives. Très complète, l’enquête du quotidien retraçait le parcours d’une femme russe ayant accouché en décembre et qui confiait avoir quitté son pays avec son mari après le début de la guerre, arguant qu’«un passeport argentin ouvrir[ait] de nombreuses portes à [son] enfant», et prévoyait de s’installer en Argentine afin d’obtenir la nationalité au bout de deux ans de résidence.

L’enquête évoquait également le rôle des agences tenues par des Russes qui proposent aux futures mères de s’occuper des étapes administratives, du logement et des rendez-vous médicaux avec des hôpitaux privés, contre des sommes pouvant aller jusqu’à 14 000 euros. Selon une gérante d’agence citée par l’enquête, l’Argentine serait une destination de choix pour les parents russes, car le pays offre une grande qualité de soin et d’éducation, mais aussi un passeport permettant de se rendre sans visa dans 171 pays contre seulement 80 pour son équivalent russe.

Un manchot avec au bec un passeport argentin

Kirlill Makoveev, ancien journaliste russe qui a émigré en 2015 en Argentine et qui gère également une agence, déclarait ainsi au Guardian avoir aidé plus de 100 femmes depuis le début de l’année et assure avoir des demandes jusqu’en mai 2023, avec une liste d’attente. Selon lui, «depuis le début de la guerre, la demande a explosé» – plus particulièrement depuis l’annonce par Vladimir Poutine d’une mobilisation militaire en septembre –, et chaque jour une douzaine de femmes enceintes russes atterrissent à Buenos Aires.

Parmi les sites les plus visibles, RuArgentina créé par Kirill Makoveev – souvent cité par les médias argentins, mais aussi par l’Office argentin des migrations – affiche sur sa page d’accueil un manchot avec, au bec, un passeport argentin délivré à la manière d’une cigogne. Le site propose des «packs de naissance» qui vont de la classe économique (à partir de 5 500 dollars), à la première classe (à partir de 15 000 dollars), en passant par la classe affaires (dès 7000 dollars). L’agence en ligne propose aussi son aide (facturée 1 500 dollars) pour obtenir le séjour permanent des parents d’enfants argentins par droit du sol, l’obtention de la citoyenneté (à partir de 3000 dollars) grâce à un réseau d’avocats partenaires, ou encore des cours intensifs d’espagnol. Pour le créateur du site Kirlill Makoveev, cité par La Nacion, ces prestations n’ont rien d’illégal : «Pourquoi devrais-je avoir peur de vivre dans un pays libre et d’expliquer aux gens leurs droits constitutionnels ?»

Le chef du département consulaire de l’ambassade de Russie en Argentine, Georgy Polin, estime, lui, auprès du Guardian, qu’entre 2 000 et 2 500 Russes auraient déménagé en Argentine en 2022, reconnaissant que dans beaucoup de cas, il s’agit de femmes venues accoucher dans le pays. Selon lui, «en 2023, ce nombre pourrait atteindre 10 000».

Des «personnes très fortunées»

D’après les données transmises à la presse argentine par la directrice de l’Office argentin des migrations, ce phénomène serait plus important. Florencia Carignano évoquait ainsi 21 982 hommes et femmes russes arrivés dans le pays depuis janvier 2022, avec un pic durant les mois de décembre 2022 et janvier 2023, au cours desquels 4 523 entrées russes ont été enregistrées. Vendredi, elle avait notamment indiqué que 5 819 Russes enceintes avaient atterri en Argentine au cours des trois derniers mois et ajoutait que 7 000 Russes, ayant accouché, ont quitté le territoire, ce qui indiquerait leur intérêt pour le seul passeport argentin. «Nous observons les mouvements [migratoires depuis la Russie] depuis janvier de l’année dernière. […] Au début, il s’agissait de chiffres relativement normaux et puis, mois après mois, ces chiffres ont augmenté», a indiqué Carignano sur la chaîne C5N.

Face à cette hausse, les autorités ont commandé un audit en juin. Trois cent cinquante Russes enceintes qui demandaient un titre de séjour ont été interrogées. «Nous pensions qu’il pouvait y avoir un problème de traite des êtres humains derrière cela. Nous avons eu de longs entretiens avec chacune d’entre elles. Toutes, absolument toutes, nous ont dit qu’elles étaient passées par différentes agences», indiquait Carignano. Elle présente ces femmes comme étant des «personnes très fortunées, parfaitement conscientes de ce qu’elles faisaient. Elles nous ont dit que leur objectif était d’avoir un passeport argentin parce que [leur] passeport n’est pas valable dans le monde d’aujourd’hui.» Dans un autre entretien au site d’information Aire, elle précise que ce sont souvent des femmes enceintes de plus de trente-trois semaines, qui atterrissent par quinzaine, tous les jours, en provenance de deux ou trois vols.

Un couple d’espions russes

Sans hostilité envers les Russes, les médias argentins présentent ces femmes comme quittant la Russie pour trouver de meilleures opportunités, fuir la guerre ou échapper aux lois homophobes du pays. Pour la directrice de l’Office des migrations il n’y a aucun «problème à ce que des gens viennent en Argentine, quelle que soit leur nationalité. Qu’ils viennent, qu’ils aient des enfants ici, qu’ils investissent en Argentine».

La crainte formulée par les autorités est que la nationalité argentine soit détournée et perde sa crédibilité. «Le problème c’est que ces gens viennent et s’en vont et ne reviennent plus en Argentine. Ils partent avec un passeport argentin qui est le dix-neuvième passeport le plus sûr au monde, qui permet d’entrer dans 171 pays sans visa, d’obtenir un visa américain valide jusqu’à dix ans, résume Florencia Carignano. Si nous ne commençons pas à contrôler à qui nous donnons nos passeports, ce qui nous arrivera à nous, Argentins, c’est qu’on ne nous délivrera plus de visas pour aller partout et que notre passeport n’aura plus la confiance qu’il a aujourd’hui dans tous les pays.» Sur les plateaux de télévision, la directrice de l’Office des migrations a notamment cité l’exemple de l’arrestation en Slovénie, en janvier, d’un couple d’espions russes qui détenaient un passeport argentin et la tentative d’entrée sur le territoire argentin d’un Russe signalé chez Interpol.

Les autorités argentines chargées de l’immigration invitent les femmes enceintes russes à ne plus se rendre en tant que touristes en Argentine, mais à demander «un visa pour un traitement médical» depuis l’étranger. Pour Me Christian Rubilar, cité par l’agence AP et qui défend une des Russes bloquées à l’aéroport : «Ces femmes n’ont commis aucun crime, n’ont violé aucune loi sur l’immigration et sont illégitimement privées de leur liberté.» Après avoir effectué une requête judiciaire, les six Russes retenues à l’aéroport d’Ezeiza ont finalement été libérées et autorisées à entrer provisoirement en Argentine, vendredi soir.