Question posée sur Twitter le 25 mars 2022.
Moins de gaz russe, mais plus de pollution. C’est la critique formulée par Jean-Luc Mélenchon, en réaction à la hausse à venir des livraisons de gaz américain vers les Etats européens, et sur laquelle vous nous interrogez. Au micro de France Bleu vendredi 25 mars, le candidat de la France insoumise (LFI) à la présidentielle réagissait à une annonce des Etats-Unis, qui prévoient de fournir à l’Union européenne des volumes supplémentaires de gaz, afin d’aider celle-ci à réduire sa dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie. «Ils vont augmenter de 70 % leurs livraisons de gaz en Europe. Et là, tout d’un coup, silence radio. Personne n’a rien à dire», s’est agacé Mélenchon. «C’est du gaz de schiste, c’est-à-dire le pire gaz écologique [sic] qu’il puisse y avoir au monde. Alors vous voyez, la guerre n’est pas une mauvaise affaire pour tout», a-t-il ensuite déploré. Un discours qu’il a réitéré le soir même, sur le plateau du 19 h 45 de M6.
Je souligne une chose : les Américains vont nous vendre du gaz de schiste, c'est le gaz le plus anti-écologique du monde. #Le19h45 #M6
— Jean-Luc Mélenchon (@JLMelenchon) March 25, 2022
Plus tôt vendredi, le président américain Joe Biden et la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen avaient rendu publique la création d’un groupe de travail devant permettre à l’Europe de ne plus dépendre des énergies fossiles russes. En vertu de cet engagement commun, les Etats-Unis devront s’efforcer, «notamment en coopérant avec des partenaires internationaux», d’exporter vers le marché européen «au moins 15 milliards de mètres cubes» supplémentaires de gaz naturel liquéfié (GNL) en 2022.
L’initiative fait suite à la guerre menée par la Russie sur le sol ukrainien. Depuis le déclenchement de l’offensive le 24 février, le président ukrainien Volodymyr Zelensky et quelques autres dirigeants européens pressent l’exécutif européen de mettre un terme aux importations d’hydrocarbures russes, et ainsi priver le régime de Vladimir Poutine de sa principale ressource économique. Début mars, Bruxelles avait déjà présenté une série de mesures visant à «réduire la demande européenne de gaz russe de deux tiers d’ici la fin de l’année» et «rendre l’UE indépendante des hydrocarbures russes bien avant 2030».
A l’échelle du continent, 45 % des achats de gaz proviennent de Russie – Moscou fournit quelque 150 milliards de mètres cubes de gaz chaque année à l’UE, dont environ 15 milliards de gaz naturel liquéfié. Quand, de leur côté, les Etats-Unis n’ont représenté au premier semestre 2021 qu’un peu plus de 6 % des livraisons de gaz aux Européens, tout en étant déjà par ailleurs leur plus grand fournisseur de GNL.
79 % de la production gazière américaine
Avec l’initiative commune lancée vendredi, les Américains vont néanmoins être amenés à occuper une place croissante au sein des importations européennes. Si la démarche est saluée d’un point de vue géopolitique, elle s’est attiré les foudres de nombreux internautes, qui dénoncent ses conséquences sur l’environnement. En effet, les Etats-Unis sont connus pour être d’importants producteurs de gaz de schiste.
Vous voulez dire le Gaz de Schiste américain, qui pollue à mort, dévaste les écosystèmes et ruine les paysages ? Je croyais qu’il était illégal en France ? https://t.co/LHbOwO3XTq
— Maximilien Delvallée (@MaxDelvallee) March 25, 2022
Le gaz de schiste est naturellement renfermé dans la roche, qui doit être brisée pour en extraire l’hydrocarbure (ce qui lui vaut le nom technique de «gaz de roche-mère»). La technique la plus répandue, celle dite de «fracturation hydraulique» ou «fracking», nécessite de grandes quantités d’eau et de produits chimiques. Après forage d’un puits, le fluide y est injecté pour atteindre la roche et la fracturer. Cette technique, interdite en France depuis 2011, pose deux problèmes majeurs. D’abord, les produits chimiques utilisés peuvent contaminer les nappes phréatiques. Ensuite, l’extraction du gaz de schiste génère du méthane, un puissant gaz à effet de serre. Pour ces deux principales raisons, ce gaz est généralement pointé du doigt par les écologistes pour ses conséquences désastreuses sur l’environnement.
Analyse
Or, il représentait en 2021, selon l’Administration américaine d’information sur l’énergie (EIA), «environ 79 % de la production américaine totale de gaz naturel sec», qui englobe aussi, entre autres, le gaz conventionnel (forme de gaz naturel la plus exploitée à travers le monde). «Sur la place de marché américaine, sont vendus du gaz de schiste extrait notamment en Louisiane et au Texas, et du gaz conventionnel provenant du golfe du Mexique», détaille pour CheckNews l’expert en énergie Thierry Bros, enseignant à Sciences Po Paris. Ce qui fait dire à Jean-Luc Mélenchon, et d’autres, que réduire les importations de gaz russe au profit du gaz américain revient à importer davantage de gaz de schiste. «Etant donné la structure de la production gazière aux Etats-Unis, il est probable qu’une partie importante du gaz qui sera exporté vers l’Europe – sauf achats spécifiques – soit du gaz de schiste», abonde le chercheur à la Fondation pour la recherche stratégique Nicolas Mazzucchi.
Interrogée sur le type de gaz destiné à l’Europe, la société américaine spécialisée dans les énergies Cheniere – pionnière de l’exportation de GNL en février 2016 – botte en touche et évoque simplement «du gaz naturel sous forme liquide», sans spécifier s’il s’agit de gaz de schiste. Le numéro un américain du gaz naturel liquéfié souligne en outre une forte hausse des «demandes du marché européen», qui seraient «telles que l’augmentation significative de l’approvisionnement en GNL provenant de nos installations a commencé bien avant les terribles événements en Ukraine». Cheniere indique ainsi que plus de 70 % des cargaisons de gaz issues de ses infrastructures «ont été livrées en Europe depuis décembre 2021», ce qui représente «un doublement du taux par rapport à l’ensemble de l’année 2021».
Le gaz russe n’est pas un gaz «propre»
A quel point ce recours accru au gaz de schiste américain aura-t-il des répercussions sur l’environnement, comme le dénoncent les opposants à cet accord commercial ? Pour Nicolas Mazzucchi, au vu «des impacts majeurs sur les écosystèmes» qu’a «la fracturation hydraulique telle que pratiquée aux Etats-Unis», il est évident qu’il en résultera «un coût écologique supplémentaire à payer pour les Européens dans le cas où ils choisiraient cet approvisionnement». Toutefois, souligne-t-il, «si la production de gaz de roche-mère est pire d’un point de vue environnemental», «la production de gaz conventionnel n’est elle-même pas neutre». Et si l’Europe fait le choix de continuer à s’approvisionner auprès de la Russie, «cela ne voudra pas dire qu’on est sur un gaz “propre“». En outre, «on parle ici surtout d’un accroissement des volumes sur des champs ou des bassins déjà en production pour la plupart», ce qui «n’induirait pas une forte aggravation de la situation aux Etats-Unis, étant donné les volumes considérés», nuance le chercheur.
Pour sa part, Thierry Bros estime que la question n’est pas si tranchée, car à ce jour, «on n’a pas de chiffres sur les émissions liées à chacun des gaz». Sachant qu’«on est en train de le faire en Europe» dans le cadre de la lutte contre les rejets de méthane, promue par la Commission européenne en décembre dernier. Seul indicateur disponible : le «methane tracker» de l’Agence internationale de l’énergie (AIE), qui révèle que pour l’année 2020, les producteurs russes de gaz et de pétrole ont émis plus de méthane que leurs pairs américains, à la fois pour les émissions en valeur absolue et en intensité (émissions rapportées aux quantités produites).
Pour mesurer l’empreinte climatique de chacun des gaz en fonction de leur origine, il faut aussi se pencher sur les fuites de méthane et émissions de CO2 occasionnées «tout au long de la chaîne gazière», insiste Thierry Bros. S’agissant du gaz de schiste acheté par l’UE aux Etats-Unis, «on sait notamment que c’est du gaz qu’on apporte par bateau, et donc qu’il va parcourir plus de distance». L’expert observe cependant que «les producteurs américains engagent d’importants investissements afin de réduire cette pollution depuis quelques années».
Coûts supplémentaires
L’autre effet potentiel d’une substitution du gaz américain au gaz russe, c’est celui sur les prix des hydrocarbures. Le gaz importé par bateau sous forme liquide, qu’il soit issu des Etats-Unis ou d’une autre région du monde, revient ainsi bien plus cher aux Européens. «La structure économique des échanges gaziers induit une différence de l’ordre de 2,5 à 4 fois plus importante en défaveur du GNL par rapport au gaz par gazoduc», note ainsi Nicolas Mazzucchi, de la Fondation pour la recherche stratégique. Quand le gaz est transporté par gazoduc, les achats intègrent «le coût de construction et de maintenance de l’infrastructure, mais celui-ci est lissé grâce à des contrats sur plusieurs décennies».
Dans le cas du gaz sous forme liquide, «il faut intégrer dans le prix le coût des terminaux de liquéfaction et de regazéification, le coût du transport maritime (navire et équipage), ce qui rajoute des sommes importantes», analyse Nicolas Mazzucchi. De plus, même si c’est en train de changer, «le GNL est historiquement pensé en direction de l’Europe comme un complément aux gazoducs, utilisé ponctuellement, ce qui explique pour le moment la quasi-absence de contrats de longue durée sur ce produit».
Si le gaz de schiste coûte plus cher, Thierry Bros rappel que le prix final du gaz est pour sa part «fixé par les consommateurs sur la place de marché», en fonction de «la rareté ou de l’abondance». «Ce qui fait aujourd’hui exploser le prix du gaz, c’est le fait qu’on n’en ait pas assez», pointe-t-il, datant le début de la crise énergétique au mois de décembre. Crise d’offre et de demande qui pourrait néanmoins s’aggraver dans le contexte du conflit ukrainien : d’une part, les Européens envisagent de se passer du gaz russe ; d’autre part, les capacités de production américaines sont déjà exploitées à leur maximum, et que leur accroissement prendra du temps – il faut a minima quatre ans pour construire une unité de liquéfaction.
Projet de terminal d’importation flottant
Dans le cas particulier de la France, la hausse des importations de gaz de schiste américain avait déjà été actée en 2021, à travers un accord conclu par Engie avec Cheniere. Et connaît une nouvelle accélération, avec les modifications apportées début mars au contrat entre l’entreprise américaine et le fournisseur d’énergie français. Le second s’est engagé à acheter à la première entre 900 000 et 1,2 million de tonnes de GNL par an, des quantités revues à la hausse par rapport à ce qui était initialement prévu. De surcroît, le contrat a été prolongé, passant d’un engagement sur onze ans à vingt ans.
Les tractations d’Engie avec le leader du GNL aux Etats-Unis sont emblématiques des efforts engagés pour diversifier ses fournisseurs. La France projette d’ailleurs d’installer un terminal d’importation flottant au Havre, afin d’augmenter ses capacités d’approvisionnement en GNL. Reste qu’en 2020, le gaz liquéfié américain ne représentait que 5,5 % du gaz importé par les Français, contre 17 % pour le gaz russe, et 36 % pour celui issu de la Norvège.
Au-delà de cette diversification, certains experts souhaitent que la France se tourne vers une totale indépendance énergétique, et militent pour une abolition des textes interdisant d’exploiter le gaz de schiste français. Selon l’Agence internationale de l’énergie, le sous-sol hexagonal renfermerait quelque 3 870 milliards de mètres cubes de gaz de roche-mère.