La presse américaine détient-elle la preuve que la Russie a financé le Hamas peu avant l’attaque du 7 octobre ? C’est ce qu’affirment depuis deux jours de nombreux internautes sur le réseau Twitter (renommé X), qui brandissent la capture d’écran d’un récent article du Wall Street Journal, supposé conclure en ce sens. Pour certains usagers ukrainiens ou pro-ukrainiens, cet élément vient valider l’hypothèse selon laquelle la Russie aurait mis le feu aux poudres au Moyen-Orient pour détourner les forces et l’attention des alliés de l’Ukraine.
🚨 WSJ reports Hamas received millions of dollars in cryptocurrency from Russia in the lead up to the attack on Israel. pic.twitter.com/v3zWjbqHCA
— Igor Sushko (@igorsushko) October 14, 2023
Pourtant, le Wall Street Journal, censé être à la source de cette information, n’affirme nulle part que les fonds reçus par le Hamas ont pour origine l’Etat russe, ou même des citoyens russes.
Le texte abondamment cité sur Twitter sous forme d’une capture d’écran est tiré d’un article publié le 13 octobre par le journal, signé par un journaliste spécialisé en cryptomonnaie, Angus Berwick. Il résume un certain nombre d’informations disponibles concernant Garantex, une plateforme d’échange de cryptomonnaies créée et basée à Moscou. Si elle n’est pas la seule bourse d’échange de fonds numériques localisée en Russie, Garantex est notable par le volume des fonds qui y transitent. Berwick note qu’elle a, depuis le début de la guerre en Ukraine, la faveur de nombreux riches russes «pour faire entrer des fonds dans le pays et en faire sortir». Garantex jouit également d’une solide réputation quant à son laxisme dans la lutte contre le blanchiment d’argent sale.
Le Hamas brièvement évoqué
Mais l’article – intitulé «La bourse de cryptomonnaies qui fait transiter de l’argent pour des bandes criminelles, de riches Russes et un groupe terroriste lié au Hamas» – ne conclut nullement que «de riches Russes» envoient de l’argent «à un groupe terroriste lié au Hamas». L’organisation palestinienne n’est d’ailleurs que brièvement évoquée dans l’article. La question, en effet, a été traitée de façon plus détaillée trois jours plus tôt dans le même journal, dans un article signé par Angus Berwick et son confrère Ian Talley.
«Au cours de l’année qui a précédé les attaques, trois groupes militants – le Hamas, le Jihad islamique palestinien et leur allié libanais, le Hezbollah – ont reçu de grandes quantités de fonds par le biais de la cryptomonnaie, selon un examen des ordres de saisie du gouvernement israélien et des rapports d’analyse de la blockchain», écrivent Berwick et Talley. «Les portefeuilles de monnaie numérique que les autorités israéliennes ont liés au Jihad islamique palestinien ont reçu jusqu’à 93 millions de dollars en cryptomonnaie entre août 2021 et juin 2023, selon une analyse réalisée par Elliptic, chercheur de premier plan dans le domaine des cryptomonnaies.» L’étude présentée par Elliptic n’identifie pas l’origine des fonds.
Des portefeuilles liés au Hamas auraient quant à eux reçu «environ 41 millions de dollars sur une période similaire», note le Wall Street Journal, se référant à une seconde étude réalisée par la société d’analyse de cryptomonnaies BitOK, basée à Tel-Aviv. Les journalistes précisent que ces recherches ne permettent pas de déterminer si ces fonds «ont été directement utilisés pour financer l’assaut» du 7 octobre.
Des fonds qui ne transitent pas que par Garantex
La plateforme russe Garantex n’est pas la seule à avoir servi à l’acheminement de fonds vers des organisations armées palestiniennes. L’article du Wall Street Journal note qu’en juillet, Israël a demandé la saisie de 67 comptes clients enregistrés sur la plateforme Binance – la plus grande bourse de cryptomonnaies au monde, fondée par le Sino-Canadien Changpeng Zhao. Les journalistes précisent que le Hezbollah et le Hamas disposent de comptes sur Binance. «Le Hamas cherche publiquement à collecter des fonds en cryptomonnaie depuis au moins 2019, lorsque les brigades Al-Qassam, sur leur chaîne Telegram, ont commencé à demander à leurs partisans de faire des dons en bitcoins.»
Sollicitée par CheckNews, l’entreprise BitOK, qui a retracé des sommes vers des portefeuilles du Hamas, confirme que la part des fonds en provenance de la plateforme russe Garantex «est faible». «Il ne fait aucun doute que certains fonds ont été envoyés depuis des plateformes russes de crypto-monnaies, à la fois directement et par le biais d’adresses intermédiaires. Toutefois, le pourcentage de fonds reçus de ces plateformes est beaucoup plus faible que ceux reçus, par exemple, de Binance (il y avait aussi OKX, HTX, etc.).»
Suite à ces appels de fonds, plusieurs dispositifs ont été mis en place par le Hamas pour renforcer l’anonymat des donateurs (comme des sites qui génèrent des adresses intermédiaires pour les transferts de fonds). Toutefois, comme le notait le Wall Street Journal, en avril 2023, «les brigades Al-Qassam ont annoncé qu’elles cesseraient de recevoir des dons en bitcoins et ont demandé à leurs sympathisants de contribuer par d’autres moyens». Sur Telegram, l’organisation palestinienne avait dénoncé un «redoublement d’efforts hostiles contre tous ceux qui tentent de soutenir la résistance par le biais de cette monnaie».
L’acheminement de fonds via une plateforme russe – Garantex – pas plus que par une plateforme créée par un Sino-Canadien – ne permet pas de déduire leur origine. Début avril 2022, le département du Trésor américain a placé Garantex sur une «liste noire» (qui restreint son utilisation depuis les Etats-Unis), jugeant que la plateforme «ignorait délibérément ses obligations en matière de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme, et permettait à des acteurs illicites d’utiliser ses systèmes à mauvais escient». Une décision réalisée dans la foulée d’une opération internationale de démantèlement d’une importante plateforme russophone de commerce du dark Net, Hydra Market. Peu avant, deux autres bourses d’échanges russes de crypto, Suex et Chatex, avaient également été placées sur liste noire par le Trésor.