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Est-il vrai que 87 % des sans-papiers éligibles à l’AME n’y ont pas recours ?

Ce chiffre a été cité par de nombreux médias, en se basant sur un rapport rendu par Médecins du monde en octobre. Mais il a été repris hâtivement et son analyse a été tronquée.
Dans un Centre d’accueil de soin et d’orientation (Caso) de Médecins du monde, en Seine-Saint-Denis, le 6 novembre. (Camille Millerand/Divergence)
par Enzo Quenescourt
publié le 13 décembre 2023 à 11h40

Lundi 11 novembre, dans l’espoir de sauver son projet de loi sur l’Immigration, le ministre de l’Intérieur réitérait son engagement «dès le début de l’année 2024, à répondre aux exigences et aux questions posées par les sénateurs, comme une réforme […] de l’aide médicale d’Etat». La modification (voire la suppression) du dispositif, pour la droite ou l’extrême droite, est communément motivée par l’argument d’un prétendu «appel d’air migratoire». Argument spécieux pour l’opposition qui fait valoir que nombreux étrangers en situation irrégulière ne bénéficient pas, en France, de ce dispositif. Ces dernières semaines, de nombreux articles de presse ont évoqué une statistique spectaculaire : près de 9 étrangers en situation irrégulière sur 10 n’auraient pas recours à l’AME. Le chiffre, repris par de très nombreux médias (la Croix, Sud Ouest, l’Obs ou Libération), est issu d’un rapport de l’Observatoire de l’accès aux droits et aux soins de l’ONG Médecins du monde. Dans ce rapport rendu début octobre, l’ONG avance que huit sur dix sans-papiers éligibles à l’AME et qui fréquentent ses centres, n’y font pas recours.

«Le chiffre doit être contextualisé»

C’est cette proportion qui a été extrapolée par de nombreux commentateurs à l’ensemble des étrangers en situation irrégulière. Mais de manière un peu hâtive. Car ce chiffre s’applique aux sans-papiers qui se rendent dans les centres gérés par l’ONG, et qui ne sont pas forcément représentatifs de l’ensemble. Ainsi, comme nous le relevions déjà en 2019, le rapport de Médecins du monde s’intéresse à une population très spécifique : les usagers de leurs Centres d’accueil de soin et d’orientation (Caso), soit un peu plus de 17 093 personnes en 2022. Dans cette population, seuls 42,6 % sont éligibles à l’AME soit 7282 personnes. Parmi ceux-ci, 86,5 % sont éligibles à l’AME mais n’ont pas ouvert de droits. C’est donc ce chiffre qui est cité dans les médias, alors qu’il n’est pas extrapolable à l’ensemble de la population des sans-papiers. Christian Reboul, référent droit et santé à Médecins du monde, le confirme : «C’est le chiffre qu’on a communiqué, mais il doit être contextualisé.»

D’abord car les Caso de Médecins du monde ont pour objet «d’offrir un accueil médico-psycho-social et administratif à toute personne en difficulté d’accès aux droits […] en grande difficulté ou en situation d’exclusion qui ne connaissent pas leurs droits», d’après leur rapport. Pour Christian Reboul, la population étudiée concerne donc «les personnes les plus éloignées du système de santé» qui, justement, n’ont pas connaissance des différents dispositifs d’aides, dont l’AME. C’est bien pour cela qu’elles se rendent dans les Caso pour être orientées. Ainsi, d’après une étude de l’Institut de recherche et de documentation en économie de la santé (Irdes), «les rapports de Médecins du monde […] ne sont par nature représentatifs que des usagers des centres de l’organisation».

L’un des auteurs de l’étude de l’Irdes, Paul Dourgnon, nous le confirme : «Le chiffre de Médecins du monde est valable, mais uniquement pour les usagers des Caso qui précisément ne savent pas où aller se soigner.» Il souligne par ailleurs une incohérence : «On sait qu’il y a 400 000 bénéficiaires de l’AME en France. S’il n’y avait qu’un sans-papiers sur huit qui n’y faisait pas recours, cela voudrait dire qu’il faudrait multiplier par huit le nombre de bénéficiaires et donc de sans-papiers. On aurait donc 3,2 millions de sans-papiers en France, ce qui est très au-dessus de toutes les estimations qu’on connaît.» Par définition, on ne peut pas connaître précisément le nombre de sans-papiers en France, mais les estimations situent leur nombre entre 300 000 et 900 000 personnes.

Un sans-papiers sur deux est couvert par l’AME

L’étude de l’Irdes avance, elle, le chiffre de 49 % de non recours à l’AME par les personnes éligibles. Elle est considérée comme suffisamment fiable pour être reprise par le Ministère de l’Intérieur qui s’en sert pour estimer le nombre de sans-papiers en France. C’est aussi ce chiffre qui sert de base à l’une des conclusions du rapport rendu le 4 décembre d’une mission d’évaluation sur l’AME mené par Claude Evin (Parti socialiste) et Patrick Stefanini (Les Républicains). Pour Paul Dourgnon : «Notre étude porte sur un échantillon plus représentatif des sans-papiers en France que celui de Médecins du monde ou même du ministère de la Santé. Ils n’ont mené leurs études qu’auprès des sans-papiers dans les centres de santé. C’est un biais d’analyse que nous avons essayé de surmonter en nous rendant dans tous les sites qui offrent des services d’aide aux sans-papiers, y compris hors service de santé. Ce 49 % est solide.» Médecins du monde le confirme : «Le chiffre qui fait foi, c’est l’étude de l’Irdes, avec 49 % de non recours.»

Le pourcentage, juge Paul Dourgnon, est aussi cohérent avec les données concernant le recours à la CMU-C : «Le recours à l’ancienne couverture santé pour les ménages à très faibles revenus, est estimé entre 34 % et 45 %. C’est proche de ce qu’on obtient pour l’AME.» A noter, selon l’étude de l’Irdes, que le recours à l’AME varie selon la durée du séjour. Le taux de non recours est ainsi de 76 % pour les personnes vivant en France depuis plus de trois mois mais moins d’un an, à 35 % parmi celles résidant en France depuis plus de cinq ans.

Le chiffre de près de 9 sans-papiers éligibles sur 10 qui ne recourt pas à l’AME semble donc surévalué par rapport au taux de non recours à l’AME sur la population générale des sans-papiers éligibles. Lequel avoisinerait donc davantage les 50 %. Médecins du monde nous l’affirme : «L’année prochaine nous apporterons une attention plus sensible à la contextualisation lors de la présentation de nos chiffres. Il faut éviter les erreurs d’analyse.»