La France «approche» d’un «sentiment de submersion» migratoire à Mayotte, «et ce n’est pas le seul endroit de France». Alors que la formule employée par François Bayrou lundi 27 janvier, puis répétée dès le lendemain devant les députés suscite la fronde à gauche, Valérie Pécresse a dénoncé l’«hypocrisie» du PS sur le sujet, en renvoyant le parti à une sortie célèbre de François Mitterrand, il y a trente-cinq ans. Interrogée mercredi 29 janvier sur le plateau de la matinale de TF1, la présidente Les Républicains de la région Ile-de-France a ainsi ironisé : «Les socialistes s’offusquent. Mais en 1989, François Mitterrand avait dit : “En matière d’immigration, nous avons franchi le seuil de tolérance”, alors on ne va pas nous donner des leçons de sémantique et des leçons de morale.»
Une formule d’abord utilisée lors d’une interview
Le 10 décembre 1989, François Mitterrand accorde une interview à Antenne 2 et Europe 1, en présence des journalistes Alain Duhamel, Serge July (alors patron de Libération), Jean-Pierre Elkabbach et Christine Ockrent. L’intégralité de l’échange est accessible sur le site Vie publique. La journaliste Christine Ockrent adresse cette question au chef de l’Etat : «Monsieur Mitterrand, est-ce que vous acceptez, comme une grande majorité de Français, cette notion qu’il y a en fait un seuil de tolérance ? Est-ce que c’est une notion que vous acceptez ?» Ce à quoi il répond : «Ne me demandez pas mon avis sur le caractère moral, bien que j’aie quelque opinion, mais le seuil de tolérance a été atteint dès les années 70 où il y avait déjà 4 100 000 à 4 200 000 cartes de séjour à partir de 1982.» Et de poursuivre : «Il n’y a pas d’aggravation. Autant que possible, il ne faut pas dépasser ce chiffre, mais on s’y tient depuis des années et des années.»
Ce propos présidentiel s’inscrit dans un durcissement du discours du gouvernement sur l’immigration. Christine Ockrent y fait d’ailleurs référence, au cours de l’interview : «Dans la Lettre aux Français, en 1988, avant votre élection, on avait perçu une sorte de générosité, d’ouverture à l’égard des immigrés qui n’étaient pas clandestins […]. Aujourd’hui, votre Premier ministre et le gouvernement disent : “La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde. La France n’est pas une terre d’immigration.” Est-ce qu’il y a un changement de langage, de méthode ?»
Christine Ockrent cite ici une phrase célèbre prononcée par Michel Rocard sur laquelle CheckNews s’est déjà penché. Une semaine plus tôt, le 3 décembre 1989, au micro d’Anne Sinclair dans l’émission Sept sur Sept sur TF1, Michel Rocard a en effet déclaré : «Nous ne pouvons pas héberger toute la misère du monde.» Une formule qu’il répétera à de nombreuses reprises dans les semaines et les mois suivants.
Un rétropédalage présidentiel
A gauche, l’évocation d’un «seuil de tolérance» par François Mitterrand fait réagir. Ce qui conduira le Président, comme le mentionne l’Institut François Mitterrand, à revenir sur son propos à trois reprises.
Le 12 janvier 1990 d’abord, dans l’hebdomadaire Vendredi. Le journaliste du média classé à gauche indique que les propos du Président sur «l’intégration et le seuil de tolérance» ont suscité «des interrogations chez les socialistes». «Votre position a-t-elle évolué sur ces sujets depuis huit ans ?» interroge-t-il. Et Mitterrand de répondre : «Quand on est mal compris, c’est le plus souvent qu’on s’est mal expliqué. J’ai parlé de “seuil de tolérance” parce que la question m’avait été posée. Mais un débat avec quatre journalistes va vite et ma réponse a été trop elliptique. Le seuil de tolérance est une notion trop vague pour n’être pas suspecte. J’ai simplement constaté qu’en réalité le nombre d’immigrés en France disposant d’un titre de séjour et donc acceptés par les instances administratives était à peu près constant depuis quinze ans. Ce qui relativise les irritations d’une opinion exaspérée par telle ou telle situation particulière et chauffée à blanc par des campagnes démagogiques.»
Le 27 janvier 1990, la terminologie fait encore l’objet d’une question lors d’une rencontre avec des lycéens. L’un d’eux se dit «peiné» de constater que le Président avait employé l’expression de «seuil de tolérance». François Mitterrand se défend : «Cette expression a été employée dans la question des journalistes, et dans ma réponse j’ai employé l’expression en question pour dire que sur le plan moral, c’est une expression qui n’est pas la mienne […] C’était une réponse que je croyais apporter à tous ceux qui pratiquent le racisme et l’exclusion en prétendant qu’aujourd’hui, en 1989, nous serions complètement débordés par le flux migratoire qui arriverait de toutes frontières. Je leur ai dit qu’en fait, depuis quinze ans, ce fameux flux migratoire est resté pratiquement le même […] Cette expression, je l’ai reprise, je n’aurais peut-être pas dû la reprendre, car je n’en accepte pas le contenu.»
Enfin, le 14 juillet 1991, lors d’une interview accordée à TF1, Antenne 2, FR3 et la Cinq à l’occasion de la fête nationale, un journaliste demande à François Mitterrand si «le seuil de tolérance n’est pas dépassé». Le Président ne reprend cette fois pas le terme, et explique qu’il a «maladroitement repris» cette formule lors d’un précédent débat, mais que «c’est une expression [qu’il] récuse». Et Mitterrand de compléter : «Je ne crois pas raisonnable, ni même réalisable, cette proposition faite par des gens pourtant sérieux, d’instaurer des quotas.»
Pour autant, et en dépit de ces mea culpa, l’utilisation par François Mitterrand de cette notion de «seuil de tolérance» témoigne, selon le politiste Rémi Lefebvre, «d’une véritable mise sous pression, à partir des années 80, de toute la classe politique par l’extrême droite afin qu’elle reprenne son agenda» : «Cette petite gaffe, voulue ou non, démontre que les thématiques du FN irriguaient déjà le débat, même à gauche.»