A en croire plusieurs publications relayées sur les réseaux sociaux, il serait depuis peu défendu d’embarquer un couteau de poche dans ses affaires de randonnée ou de pique-nique. «Désormais le port du couteau de poche, Laguiole, Opinel ou canif est interdit», annonçait lundi 23 septembre le site d’Egalité & Réconciliation, une organisation d’extrême droite cofondée par Alain Soral. «Le couteau Opinel, une fabrication française, une valeur sûre. Ce couteau tranchant, ergonomique et équipé d’une virole de sécurité, est désormais interdit hors du domicile», expliquait la veille un tweet, qui a depuis largement dépassé le million de vues. Et dont l’auteur est controversé, puisqu’il s’agit de Stéphane Gayet, infectiologue à la retraite, membre du collectif complotiste «Laissons les prescrire», radié par l’Ordre des médecins après avoir délivré pléthore d’ordonnances d’hydroxychloroquine pendant la pandémie de Covid-19. L’allégation de l’interdiction du port de couteau suscite aussi de vives inquiétudes dans les rangs des chasseurs et pêcheurs. «Si un chasseur porte un couteau de poche sur lui en France, l’Etat pourra désormais lui confisquer ses armes», écrit un site spécialisé dans les actualités de la chasse.
Le couteau Opinel, une fabrication française, une valeur sûre. Ce couteau tranchant, ergonomique et équipé d'une virole de sécurité, est désormais interdit hors du domicile.
— Dr Stéphane GAYET (@Dr_Steph_GAYET) September 22, 2024
Il n'y aura jamais de loi contre l'agressivité criminelle, qui est une pulsion de causes plurielles. pic.twitter.com/ecNFwQ0PWB
Toutes ces publications se réfèrent, plus ou moins explicitement, à une même source : un article du Figaro paru le 20 septembre. «Si l’on en croit aujourd’hui certains représentants de l’Etat, avoir dans sa poche un Laguiole, un Nontron ou l’œuvre d’un coutelier d’art fait désormais de son détenteur un criminel en puissance», y lit-on en introduction. Mais comme l’ont pointé certains internautes dans leurs commentaires, ces formulations basées sur l’emploi de l’adverbe «désormais», suggérant une interdiction nouvelle, sont trompeuses.
Armes blanches de catégorie D
De fait, certains couteaux de poche font partie des armes blanches de catégorie D dont le port est en principe prohibé hors du domicile, et ce depuis plusieurs années déjà. Auparavant, la loi différenciait les couteaux considérés comme des armes de ceux conçus pour un usage quotidien, mais ce n’est plus le cas. Cette classification résulte d’une loi de 2012 sur le contrôle des armes, qui place dans la même «catégorie D» toutes celles «dont l’acquisition et la détention sont libres». Présentée à l’article R. 311-2 du code de la sécurité intérieure, la liste des matériels concernés a été établie en 2014, et n’a varié qu’à la marge. La catégorie D englobe aussi bien les bombes lacrymogènes, les pistolets à impulsion électrique (tasers), que les «objets susceptibles de constituer une arme dangereuse pour la sécurité publique», comme les couteaux-poignards et autres matraques.
Sont considérés comme des couteaux-poignards, d’après la définition qu’en font les douanes, les objets qui remplissent cinq critères cumulatifs : «Lame solidaire de la poignée ou équipée d’un système permettant de la rendre solidaire du manche [un dispositif de verrouillage, ndlr] ; à double tranchant sur toute la longueur ou tout au moins à la pointe ; d’une longueur supérieure à 15 centimètres ; d’une épaisseur au moins égale à 4 millimètres ; à poignée comportant une garde». Les couteaux de poche ne cochent pas tous l’ensemble de ces cases. L’Opinel numéro 8, le plus répandu, est doté d’une lame longue de 8,5 centimètres et épaisse de 2,5 millimètres. Les Laguiole et couteaux suisses ne sont pas pourvus d’un système de verrouillage maintenant la lame en position ouverte.
«L’appréciation du motif légitime est effectuée au cas par cas»
C’est dans le code de la sécurité intérieure, toujours, qu’est prévue l’interdiction de porter sans motif légitime une arme de catégorie D, à l’article L. 315-1. Si les forces de l’ordre, ou le juge en cas de litige, constatent l’absence de motif légitime, le porteur d’arme encourt une peine d’un an de prison et 15 000 euros d’amende, comme en dispose l’article L. 317-8. «L’élément matériel des infractions de port et transport d’arme de catégorie D réside dans le fait de se trouver en possession, sans motif légitime, d’une arme blanche ou incapacitante de catégorie D hors de son domicile, détaille auprès de CheckNews le porte-parole du ministère de la Justice. Le port d’arme réside dans le fait d’avoir une arme sur soi utilisable immédiatement. L’appréciation du motif légitime se déduit des circonstances de temps, de lieu et du contexte, et est effectuée au cas par cas par le magistrat au moment de l’examen de la procédure.»
Le site officiel de l’administration française Service public précise que «prétendre que l’arme servirait à mieux affronter une altercation ou un danger ne constitue pas un motif légitime en soi». En réponse au député communiste André Chassaigne, soucieux de «protéger les porteurs de couteaux et la profession coutelière», le ministère de l’Intérieur avait indiqué en 2013 que «la légitimité du port et du transport suppose que le couteau porté ou transporté présente des caractéristiques d’utilisation par rapport à l’activité pour laquelle il est effectivement utilisé». Examinant le cas d’un homme en possession d’un Opinel, la Cour de cassation avait insisté en 2016 sur le fait que le port ou transport d’un tel couteau ne doit être réprimé que s’il entraîne «un danger pour la sécurité des personnes». En tout état de cause, l’appréciation variera selon que l’individu s’est muni d’un couteau en montagne pour concocter un sandwich ou couper des cordes d’alpinisme, ou qu’il se soit présenté avec le même couteau à l’occasion d’une manifestation ou un événement sportif.
Délits forfaitisés
Si le cadre actuel a été fixé dès 2012, la nouveauté réside dans la manière dont l’interdiction est sanctionnée. Avec la loi d’orientation et de programmation du ministère de l’Intérieur de janvier 2023, l’amende forfaitaire délictuelle (AFD) a été généralisée à tous les délits punis d’une seule peine d’amende ou d’un an d’emprisonnement au plus, dans l’objectif affiché d’«améliorer la réponse pénale». Le port d’arme de catégorie D s’est donc retrouvé parmi les délits forfaitisés. «En cas de remise volontaire de l’arme […] l’action publique peut être éteinte […] par le versement d’une amende forfaitaire d’un montant de 500 euros», prévoit désormais le code de la sécurité intérieure. L’amende est minorée à 400 euros si elle est payée dans les quinze jours suivant la constatation de l’infraction, et majorée à 1 000 euros en cas de défaut de paiement. Certes l’action publique s’éteint alors, mais l’amende forfaitaire est inscrite au casier judiciaire. Et le parquet se réserve le droit d’engager des poursuites judiciaires «dès lors que la nature de l’arme, le profil de l’auteur ou si toute autre circonstance particulière le justifie», complète le ministère de la Justice.
L’Agence nationale de traitement automatisé des infractions relevait fin 2023 : «Un premier lot de quatre AFD priorisées par le ministre de l’Intérieur doivent être déployées au cours du premier semestre 2024, avant les Jeux olympiques et paralympiques : introduction de boissons alcoolisées dans une enceinte sportive, introduction sur l’aire de compétition dans une enceinte sportive, entrave à la circulation, port ou transport sans motif légitime d’arme de catégorie D.» Pour le délit qui nous intéresse, c’est ainsi que, depuis le mois d’avril, le recours à l’amende forfaitaire est expérimenté dans les ressorts de treize tribunaux judiciaires : Bobigny, Bordeaux, Lille, Lyon, Marseille, Montpellier, Nantes, Nice, Paris, Pontoise, Rennes, Saint-Etienne et Toulouse. A ce jour, l’expérimentation est toujours en cours.