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Explosion de l’hôpital Al Ahli à Gaza : comment les médias sont passés, de 500, voire 800 morts, à «plusieurs dizaines» ?

Les médias ont d’abord évoqué plusieurs centaines de morts, avant que ce bilan ne soit sujet à caution. Le ministère de la Santé palestinien avance toujours un bilan de 471 morts. Mais diverses sources de renseignement parlent désormais de «plusieurs dizaines» de morts, ou d’une centaine.
Les traces de l'explosion à l'hôpital al-Ahli de Gaza, le 18 octobre. (Abed Khaled/AP)
publié le 21 octobre 2023 à 11h21

Quatre jours après l’explosion survenue dans l’enceinte de l’hôpital Al Ahli, au centre de Gaza, mardi 17 octobre, des questions demeurent. La première concerne la responsabilité de la frappe, qui n’est pas établie avec certitude. Alors que les deux camps se renvoient la responsabilité, la communauté des analystes post-frappes et des investigateurs en sources ouvertes penchent plutôt vers la piste d’une défaillance d’un tir de roquette venue de Gaza. Hypothèse privilégiée par les renseignements occidentaux. L’autre interrogation concerne le nombre de victimes. Alors que le bilan du ministère de la Santé palestinien est de 471 morts, de nombreux bilans ont circulé dans la presse en 48 heures, atteignant 500, et (plus rarement) jusqu’à 800 morts. L’affirmation selon laquelle le nombre de victimes se compteraient en centaines a été remise en cause au lendemain de l’explosion, à partir des images du site, montrant que seul le parking de l’établissement de santé avait été touché. Sur les réseaux sociaux, la question de ce bilan est devenue polémique, de nombreux commentateurs dénonçant une couverture médiatique trop catastrophiste. CheckNews a retracé l’évolution du bilan, en les attribuant à leurs sources.

Les premières occurrences de l’explosion parviennent vers 19h20, soit une vingtaine de minutes après l’explosion. A 19h29, le média gazaoui Times of Gaza annonce «plusieurs Palestiniens tués alors que des avions de combat israéliens frappent la cour d’un hôpital à Gaza». Quatre minutes après, l’agence de presse du Hamas annonce qu’une frappe israélienne a ciblé un hôpital à Gaza. Sans non plus donner de chiffres. Dix minutes plus tard, la même source évoque «des centaines de morts et blessés».

Inflation du bilan au ministère de la Santé de Gaza

C’est un peu moins d’une heure après l’explosion que le nombre de 200 à 300 morts fait son apparition. Dès 19h58 (donc 18h58 en France), un message posté sur la chaîne Telegram de «Pal News Online», un site d’actualité palestinien, rapportait le chiffre de «200 à 300 martyrs» en l’attribuant au porte-parole du ministère de la Santé de Gaza. On va le retrouver largement diffusé, d’abord dans les médias palestiniens, puis dans les médias occidentaux. Ce bilan est donné à 20h02 dans une alerte publiée sur X (anciennement Twitter) par le compte du Quds News Network, une agence de presse palestinienne affiliée au Hamas. A 20h30 (heure locale toujours), un post de la chaîne télévisée Al-Jazeera reprenait le chiffre, l’accompagnant d’un visuel détaillant le communiqué transmis aux médias par le porte-parole du ministère, le docteur Ashraf Al-Qudra.

A 20h23, la chaîne Telegram de «Pal News Online», fait état d’un bilan de 500 victimes, annoncé en direct à la télévision par le porte-parole Ashraf Al-Qudra. Trois minutes plus tard, le site d’actu était suivi par le Quds News Network, déclarant à son tour sur X que «plus de 500 personnes ont été tuées». Suivant le même ordre que pour le précédent bilan, la chaîne Al-Jazeera était la troisième à diffuser le chiffre sur les réseaux sociaux, avec une publication évoquant «plus de 500 victimes» mise en ligne à 20h31, suivie d’une autre à 21h02 se limitant à «500 victimes» (sans le «plus de»). On retrouve également des mentions de ce bilan dans les dépêches issues de l’agence de presse états-unienne Reuters – qui à 20h47, se basant, sur «des sources du ministère de la Santé de Gaza» annonçait «que 500 Palestiniens ont été tués» – et celles de l’agence turque Anadolu. Ce bilan de 500 morts, à son tour, va être largement relayé dans les médias occidentaux.

Quelques (très rares) médias iront au delà, évoquant 800 morts, probablement en raison d’une erreur de compréhension. Dans la soirée de mardi, la chaîne d’information saoudienne Al-Arabiya cite en effet le chiffre de 800 victimes, fourni par son correspondant sur place. Un bilan qui englobe les morts et les blessés, une nuance qui n’a pas été comprise. C’est ainsi que la une du Daily Express, un tabloïd britannique, fait allusion mercredi à un tir ayant «tué jusqu’à 800 personnes» selon les autorités. La mention de 800 morts circule aussi largement sur les réseaux sociaux.

Au lendemain de la frappe, le ministère de la Santé à Gaza a établi un bilan de 471 morts, 314 blessés dont 28 dans un état critique.

Les images de la zone d’impact remettent en cause le bilan

La remise en question de ce bilan est intervenue dès le lendemain de la frappe, après la diffusion d’images de la zone de l’explosion, qui révèle que l’hôpital n’a été touché que dans la cour. Et que la taille du cratère implique une charge explosive faible. L’armée israélienne publie le 18 au matin une vidéo aérienne montrant les dégâts causés sur l’hôpital avant et après. Elle assure que les dommages ont été causés par «le tir raté d’une roquette par l’organisation terroriste du Jihad islamique» et ont eu lieu sur le parking de l’établissement, soulignant qu’ils ne montrent «aucun signe visible de cratères ou de dommages significatifs aux bâtiments». Les images satellites prises par la société de technologie spatiale Maxar indiquent, comme le résume son directeur, Stephen A. Wood, que l’image du 18 octobre «révèle une probable zone d’explosion dans le parking principal de l’enceinte de l’hôpital. Aucun dommage structurel significatif n’a été observé sur les bâtiments adjacents.»

Le fait que l’explosion ait été circonscrite à la cour rend-elle impossible le bilan avancé ? Les autorités de Gaza avaient affirmé que le site abritait des centaines de blessés et malades, et des civils venus se réfugier autour de l’hôpital, dont la gestion est assurée par l’Eglise anglicane. Joint par la BBC, le chanoine Richard Sewell, doyen du St George’s College à Jérusalem, avait également avancé qu’au moment de l’explosion, un millier de personnes s’étaient réfugiées dans la cour. Marc Garlasco, expert en analyses post-frappes et ancien du Pentagone estime dans un article du Guardian publié mercredi : «Le nombre [de victimes] est astronomiquement élevé, un niveau sans précédent si cela est vrai.»

Ce doute sera renforcé par la publication dans la presse d’estimations émanant de services de renseignement occidentaux, donnant des bilans nettement moindres. L’AFP cite ainsi mercredi soir une source du renseignement européen : «Il n’y a pas 200 voire 500 morts, mais plutôt quelques dizaines, probablement entre 10 et 50.» Le responsable poursuit : «Le bâtiment n’a pas été détruit» et aucun élément ne corrobore «le fait que des centaines de personnes se trouvaient sur le parking où a atterri la frappe». Le renseignement américain évoquerait pour sa part un bilan supérieur, quoique inférieur à celui donné par les autorités gazaouies. Ce rapport non classé des services de renseignement consulté par Reuters évoque un bilan des morts se situant «probablement dans le bas de la fourchette de 100 à 300», tout en ajoutant que l’estimation pourrait évoluer. A ce jour, le bilan du ministère de la Santé de Gaza demeure de 471.

Les médias accusés d’avoir relayé un bilan exagéré

Si les médias ont largement relayé les nouvelles estimations à la baisse, il leur a été reproché d’avoir, dans les douze heures suivant l’explosion, cité sans précaution les premiers bilans du ministère de la Santé. Cette démarche n’a rien d’inédit. Ces derniers sont communément repris, y compris dans la presse israélienne, et les institutions internationales. Ils ont jusqu’à présent été considérés comme fiables, et notamment parce que l’ONU, jusqu’à une date récente, avait la possibilité de recouper ces chiffres. Ce qui n’est plus possible en raison de l’ampleur des bombardements qui touchent Gaza.

Mais la critique a beaucoup porté sur le fait que ces chiffres de 200, 300 ou 500 morts, ont été présentés de manière affirmative, parfois sans être sourcé, et le plus souvent sans mention du fait que ce bilan n’avait pas pu été vérifié de source indépendante. Ces principaux reproches sont détaillés dans un message de l’ex-journaliste de Reuters Tina Bellon à l’adresse de son ancien employeur Reuters, mais aussi d’autres médias référents (New York Times, BBC, AP).

Sur les réseaux sociaux, ces mêmes critiques sont aussi adressées aux médias français. On trouve de fait de nombreuses occurrences de «centaines de morts» sans précautions, ni source. Parfois, le problème vient seulement du titre, alors même que dans le corps de l’article, davantage de précautions sont prises.

Ainsi, ce «récap» de l’actu du jour publié mardi soir après l’explosion sur le site de Libé. Il est titré : «Guerre Hamas-Israël : au moins 200 personnes tuées dans un hôpital à Gaza» Mais on lit dans le corps de l’article : «Une frappe israélienne aurait touché l’enceinte d’un hôpital de la ville de Gaza et fait au moins 200 morts, rapporte ce mardi le ministère de la Santé de Gaza dirigé par le Hamas au pouvoir dans le territoire palestinien. Ces chiffres n’ont pas pu être vérifiés de manière indépendante.»

Même chose dans l’édition papier de Libé qui parait le lendemain de l’explosion. Cette dernière est mentionnée avec ce titre : «Des centaines de victimes dans le bombardement d’un hôpital.» L’article indique : «Plusieurs centaines de personnes auraient été tuées mardi dans une frappe sur l’enceinte de l’hôpital anglican Ahli Arab dans le centre ville de Gaza, a rapporté le ministère de la Santé du territoire palestinien contrôlé par le Hamas.»

Même chose pour le Monde, dans son «live», mardi soir, qui titre «Ce que l’on sait sur la mort d’au moins 200 personnes dans un hôpital gazaoui». L’article qui suit mentionne la source : «Vers 19 heures (20 heures, heure locale), le ministère de santé à Gaza annonce qu’une frappe aérienne ayant touché l’enceinte de l’hôpital Al-Ahli de la ville de Gaza a causé la mort de “200 à 300” personnes.»

Les bilans en temps de guerre, toujours sujets à caution

A noter que cette question du bilan des victimes a pu se poser, symétriquement, à propos des victimes israéliennes. Après la libération des kibboutz attaqués par le Hamas, Tsahal avait reçu les médias étrangers à Kfar Aza, théâtre du massacre de plusieurs dizaines de personnes. Le 10 octobre, une dépêche de l’AFP rapportait : «Plusieurs militaires israéliens interrogés font état de plus de 100 morts civils, parfois 150.» La chaîne I24News avait évoqué de son côté le chiffre de 200 morts, avançant l’information, largement reprise, que 40 bébés avaient été tués dans le kibboutz.

Comme plusieurs reporters sur place l’avaient expliqué, aucun journaliste n’a pu voir de cadavres, ni les compter en un seul lieu. La plupart des médias ont cité le bilan d’une centaine de morts. Parfois sans source, et rarement avec la mention du fait qu’il n’avait pas pu être vérifié. Ce bilan n’a pas été confirmé à ce jour. Il a même été revu à la baisse. Le 11 octobre, The Times of Israël évoquait 100 morts. Dans un article datant du 19 octobre, le même média évoque désormais «plus de 70 membres du kibboutz assassinés par les terroristes». Libération aussi a réévalué ce bilan à la baisse, de manière transparente. Il est ainsi indiqué au «pied» de notre article qu’une mise à jour a été faite le 16 octobre : «Une première version de cet article évoquait une “centaine” de morts et disparus, se basant sur les premiers témoignages des secouristes. Depuis, le quotidien Yediot Aharonot a publié un bilan plus précis mais non-définitif, évoquant 52 tués, 7 otages confirmés et 13 disparus.»