Question posée par Anonyme le 3 septembre 2022.
Bonjour,
Vous nous interrogez au sujet de l’affaire Taqwa Pinero. L’Américain, ancien joueur de basketball, a passé presque trois mois à la tête de l’Elan béarnais, club historique des communes de Pau, Lacq et Orthez (Pyrénées-Atlantiques), et vainqueur de la coupe de France cette année. Alors que Pinero vient d’être écarté de son poste de directeur général, plusieurs journaux locaux rapportent que sa foi musulmane a notamment été jugée problématique. Dans la suite d’événements ayant conduit à son éviction, revient un nom bien connu du monde politique : celui de François Bayrou, maire de la ville de Pau et président de la communauté d’agglomération Pau Béarn Pyrénées (entre autres).
C’est un article de Sud Ouest qui a mis le feu aux poudres. Le 1er septembre, le quotidien régional révèle un échange de mail initié par Stéphane Carella, «investisseur et partenaire du club depuis plusieurs années», le 20 mai. Auprès de la présidence de l’Elan béarnais, il réagit alors à un post Facebook publié par Pinero une semaine auparavant, dans la foulée de sa nomination à la fonction de manager général, dans lequel le basketteur retraité revient sur son parcours difficile en s’en référant, en conclusion, à sa religion : «Je suis un exemple vivant de ce qu’Allah peut faire pour quelqu’un dont la foi est inébranlable.» Cette publication, depuis retirée du réseau social, avait été prise en capture d’écran par la rédaction de Sud Ouest, et peut être consultée à ce lien. Notons qu’il est depuis longtemps de notoriété publique que Taqwa Pinero est de confession musulmane, et qu’il ne s’en est jamais caché sur les réseaux sociaux. Comme lorsqu’en 2018, alors qu’il jouait encore sous les couleurs de l’Elan béarnais – dont il a porté le maillot de 2017 à 2019 –, il a posté un tweet souhaitant «Aïd Moubarak à tous [ses] frères et sœurs».
Un premier coup de pression en mai
Un tel message a «sidéré», selon ses dires, Stéphane Carella, «comme beaucoup d’autres sponsors et partenaires». «Comment ce monsieur peut se définir comme le «pur produit d’Allah» alors que l’Elan est un club catholique à l’origine ?» s’insurge-t-il. D’après Sud Ouest, l’entrepreneur évoquait dans son mail «l’image salie» du club – initialement né d’un patronage catholique, comme il le raconte sur son site – et menaçait «faute d’une réaction rapide» de retirer ses investissements, avec «nombre d’autres partenaires importants».
Le président de l’Elan béarnais, David Bonnemason-Carrère, aurait aussitôt sollicité les propriétaires du club. Des propriétaires basés de l’autre côté de l’Atlantique, puisque le club appartenait alors au groupe américain CounterPointe Sports Group (CSG), resté brièvement au capital durant la saison 2021-2022. Dans des messages consultés par Sud Ouest, Bonnemason-Carrère leur signale que «ce type de positionnement à propos d’Allah sur les réseaux sociaux est très mal perçu, particulièrement pour un club à l’origine catholique». Confondant la question de la foi musulmane avec le terrorisme, le président ajoute : «De plus, le sujet est très sensible en France avec les attaques terroristes.»
Dans un entretien accordé à l’Equipe, le 31 août, Taqwa Pinero fait, lui aussi, état de ces communications : «En mai dernier, David Otto, président de CSG, a reçu un e-mail de la part de Bonnemason-Carrère stipulant qu’un sponsor du club avait trouvé des tweets que j’aurais publiés mentionnant mon appartenance religieuse à l’islam, comme quoi je serais “un soldat d’Allah”. Cela était soi-disant problématique pour un club “historiquement catholique”.»
Le président du club insiste, par ailleurs, pour que soit rapidement organisée une réunion. Laquelle va finalement se tenir le soir même, en ligne, à l’invitation du cabinet de François Bayrou, en présence du maire, de David Bonnemason-Carrère (et deux autres membres de l’équipe dirigeante), et des propriétaires. D’après le souvenir que conserve Greg Heuss, cofondateur du groupe CSG, de cet échange, «François Bayrou a indiqué qu’un musulman ne serait pas accepté localement, et politiquement, car l’Elan est une organisation catholique», insistant sur «la mentalité d’ici» et répétant «qu’il fallait qu’on écarte Taqwa», écrit Sud Ouest. «Le maire nous a dit à David Otto et moi que Taqwa devait être renvoyé à cause de sa religion […] Le maire a fait des suggestions pour nous dire qui engager à sa place, il était très ferme», renchérit Greg Heuss auprès d’un autre journal local, la République des Pyrénées, dans un article du 2 septembre.
Invité par CheckNews à confirmer ses dires, le gérant de CSG n’a pas (pour l’instant) répondu. Quant à François Bayrou, joint au téléphone, celui-ci a écourté l’appel, visiblement excédé, avant que n’ait pu être évoqué ce coup de pression dénoncé par les fondateurs du groupe états-unien. Auprès de Sud Ouest, l’édile admet «que le passé catholique de l’Elan a effectivement été évoqué, mais pour préciser le contexte sociétal français et les crispations autour d’un islam affiché aussi clairement».
Un départ acté en août
David Otto et Greg Heuss étant restés sur leur ligne – «il était hors de question de virer quelqu’un pour sa croyance religieuse» –, Taqwa Pinero a pu conserver son poste de directeur général. Mais le sujet est revenu sur la table, dans le courant de l’été, quand en juin la Ligue nationale de basket a déploré la gestion financière déplorable du groupe CSG, aboutissant à la revente du club à un entrepreneur basque, Sébastien Ménard, PDG de Eat4good. Le 2 août, un conseil d’administration permet d’acter la révocation de Pinero.
Une décision que l’intéressé dit, à l’Equipe, avoir appris «en premier lieu par voie de presse». L’ex-basketteur, retraité depuis 2020, estime ainsi que «la vente du club ne peut pas être considérée comme complète parce que je n’ai jamais accepté de partir en même temps que CSG». Un argument balayé par David Bonnemason-Carrère, qui s’est lui aussi exprimé dans les pages du quotidien sportif. «Taqwa, en juillet, après la cession des actions, m’a demandé une somme pour quitter le club, relate celui qui est depuis passé vice-président. Le 2 août, j’ai reçu une demande de 30 000 euros en guise de porte de sortie. Ce qui est inconcevable au regard de la situation financière du club. Il n’est plus le directeur général et il va faire l’objet d’un licenciement pour motif économique qui concerne trois personnes au sein du club. Il n’est pas visé individuellement, c’est la réalité de la situation financière de notre club qui l’exige.»
L’Equipe est, en outre, parvenu à se procurer le procès-verbal du conseil d’administration qui s’est tenu le 2 août, et auquel Pinero n’a pas assisté – involontairement selon lui, volontairement selon David Bonnemason-Carrère. La décision de le révoquer de ses fonctions de directeur général y est justifiée par différents motifs (parmi lesquels «l’absence de management mis en place avec les équipes du club», «l’absence physique de Monsieur Tawqa Pinero au quotidien, que les salariés ne voyaient pratiquement jamais» ou «l’absence de retour par écrit sur les différents axes de développement du club») et le PV note que «les salariés ont indiqué que Monsieur Taqwa Pinero était incompétent à son poste de directeur général».
«La justice sera saisie»
Ce qui n’élude pas, aux yeux de Taqwa Pinero, les critiques initiales focalisées sur son appartenance religieuse. «Certaines personnes ont tenté des choses horribles pour me discréditer depuis le début», enrage-t-il dans l’interview avec l’Equipe. «Me faire porter un chapeau en raison de mon appartenance religieuse est extrêmement insultant.» D’autant plus, souligne-t-il, que «quand je jouais pour Pau, tout le monde savait que j’étais musulman, on a même écrit des articles à mon sujet sur ma gestion du ramadan pendant la saison». Pinero et ses défenseurs en sont certains : il a été discriminé en raison de sa foi.
Ce qui justifiait donc de saisir un cabinet d’avocats, celui de Nabil Boudi en l’occurrence, pour porter l’affaire devant la justice. Le 3 septembre, le conseil inscrit au Barreau de Paris a ainsi annoncé, sur Twitter, que son cabinet a été «mandaté» par Taqwa Pinero. Et de préciser : «Nous prenons cette affaire en main. La justice sera saisie, elle devra faire la lumière sur ces faits qui transpirent la discrimination.» Le terme ne peut avoir été choisi au hasard, la discrimination étant un délit puni par le code pénal.
La nouvelle a sans doute réjoui l’opposition au conseil municipal de Pau. Et notamment son leader socialiste Jérôme Marbot, avocat de métier, qui appelait de ses vœux, dans un tweet publié en réaction à l’enquête de Sud Ouest, à ce qu’«une enquête de justice» vienne «déterminer si les faits sont avérés». Le tout après avoir rappelé que «l‘article R625-7 du code pénal définit l’incitation à la discrimination comme le fait de pousser par son attitude des tiers à maltraiter certaines personnes, en raison de leur origine, de leur religion, de leur sexe ou de leur orientation sexuelle».
C’est bien devant le juge pénal que l’affaire sera renvoyée, entérine Nabil Boudi, contacté par CheckNews. Et, révèle-t-il, «le maire de Pau sera directement visé», pour «incitation à la discrimination», et en tant que «complice de discrimination». D’autres poursuites, qui pour leur part ne viseront pas Bayrou, seront engagées au titre de la «diffamation non publique».
«Vous êtes dingo, sortez»
François Bayrou nie fermement tout lien de cause à effet entre les discussions du mois de mai autour de l’identité religieuse de Taqwa Pinero, et la décision de le licencier intervenue en août. «Les choses sont très simples», nous a-t-il répondu brièvement : «D’abord, c’est le directeur général d’un club, mais il ne parle pas un mot de français, ce qui, pour une région comme la nôtre, joue un petit rôle quand même.»
«Deuxièmement, il a avoué dans la presse que sa première intervention sur le rachat par les Américains de ce club était un faux en écriture», pointe François Bayrou. L’édile de Pau fait ici référence à une anecdote relatée par Pinero à la République des Pyrénées, au moment de son arrivée à la direction générale. Acteur clé dans l’arrivée de CSG au capital de L’Elan béarnais, l’Américain expliquait ne pas avoir hésité à produire un faux pour rapprocher les deux parties : «J’ai fini par écrire la lettre moi-même, au nom de Rick Pitino et Jamal Mashburn [respectivement entraîneur et ancien joueur de NBA, la ligue américaine de basket, ndlr], je l’ai signée et donnée à [la direction du club] qui l’a transmise au maire. Quand le maire est revenu vers CSG, ils ont répondu qu’ils n’avaient jamais écrit de lettre.» François Bayrou le rappelle aujourd’hui, et souligne : «Un faux, dans tous les Etats de droit, c’est au minimum répréhensible.»
«Troisièmement, poursuit l’ancien candidat à la présidentielle, il fait des tweets pour expliquer que son succès sera celui d’Allah» – ce qui correspond plus ou moins au contenu de la publication mentionnée en début d’article. «Or, je suis un défenseur de la laïcité […] Je suis radicalement opposé à ce qu’on mélange religion et sport, comme je suis radicalement opposé à ce qu’on mélange religion et culture, religion et politique, et religion et Etat.» Ce n’est d’ailleurs pas la religion musulmane qui est en cause, assure-t-il : «Si le directeur du club était venu en disant “on va gagner parce que la Vierge Marie nous protège”, j’aurais dit “vous êtes dingo, sortez”.» Sur cette question, Bayrou juge parfaitement normal qu’il ait voix au chapitre : «Le club fonctionne avec de l’argent public, la ville et l’agglomération donnent plus du quart du budget. C’est nous qui payons. Et on fait signer à toutes les associations sportives une charte de la laïcité.» Le maintien ou non un directeur général à son poste, en revanche, ne lui appartient pas. «Je ne joue aucun rôle dans le club», martèle-t-il.
La décision finale est donc à mettre sur le compte des gérants du club, dont l’unique motivation était alors «économique», jure François Bayrou. «Quand les Américains sont partis, il a été licencié, comme trois ou quatre autres personnes dans le club, parce qu’il était payé très cher, et qu’il ne travaillait pas, ne faisait rien, et était rejeté à peu près par tout le monde dans le club.»