L’anecdote est ressortie à l’occasion du soixantième anniversaire du massacre de dizaines de manifestants Algériens, à Paris, le 17 octobre 1961. L’écrivain colombien Gabriel Garcia Márquez aurait fait partie des quelque 12 000 personnes arrêtées ce soir-là par la police. Comme d’autres étrangers, il aurait été pris pour un Algérien. C’est en tout cas la version rapportée dans plusieurs médias algériens, et qui circule depuis une douzaine d’années déjà.
Le quotidien le Courrier d’Algérie rapporte cette anecdote dans la bouche de Hassan Remaoun, chercheur en histoire algérien : «Même des étrangers non originaires d’Algérie ont été arrêtés et brutalisés durant cette nuit, à cause de leur faciès, le cas le plus connu étant celui du Colombien, futur prix Nobel de littérature [en 1982, ndlr], Gabriel Garcia Márquez.» Chez un autre quotidien, le Soir d’Algérie, la même histoire figure dans le témoignage d’Ali Haroun, avocat algérien et ancien militant du FLN (Front de libération national).
Nécrologie
Plusieurs sites algériens s’appuient aussi sur une déclaration de l’éducateur et militant Jean-Luc Einaudi, figure reconnue chez les historiens français pour son travail d’enquête fouillé sur les événements du 17 octobre 1961. Au cours d’une conférence à ce sujet qui s’est tenue en 2008 à Constantine, troisième ville d’Algérie, Einaudi aurait raconté : «Un certain Gabriel García Márquez, qui vivait à cette époque-là à Paris, a passé une nuit dans un commissariat. Márquez […] dira qu’il était fier de s’être senti Algérien et d’avoir subi le même sort qu’eux.» Il est notable que les propos rapportés ne situent pas l’arrestation le 17 octobre.
Exilé au Mexique
En fait, il est improbable, sinon impossible, que Gabriel Garcia Márquez ait été à Paris lors de la période d’intense répression. D’après les différentes biographies disponibles en ligne, en octobre 1961, «Gabo» (son surnom en Colombie) était au Mexique, pays où il passera finalement la plus grande partie de sa vie, après avoir voyagé en bus avec sa famille depuis New York, qu’il quitta mi-1961. S’il a certes vécu à Paris, et connu les tensions liées à la guerre d’Algérie, c’était entre 1955 et 1957. Il n’y serait, toujours selon ses biographies, pas revenu avant 1968, lors d’un séjour motivé par la curiosité d’observer de ses propres yeux les répercussions des mouvements de Mai 68.
«Tout porte à croire que Gabriel Garcia Márquez se trouvait au Mexique en octobre 1961, sans argent, et qu’il ne pouvait être à Paris que si un bienfaiteur ou une organisation politique avait secrètement payé pour qu’il fasse un voyage éclair, incognito, à cette époque, pour des raisons que je ne peux pas facilement imaginer», confirme à CheckNews Gerald Martin, chercheur en littérature hispanophone à l’Université de Pittsburgh. Celui qui a publié en 2008 la plus connues des biographies de Garcia Márquez, fruit de dix-sept années de travail, ajoute : «Je pense que si cela s’était produit, j’en aurais probablement déjà entendu parler. Dans les années 50, il a fait, depuis Rome et Paris, des voyages en Europe de l’Est qu’il a gardés cachés pendant de nombreuses années, mais il a toujours dit – et je le crois – qu’il n’est pas revenu à Paris entre 1957 et 1968.»
«Cette histoire est complètement fausse», tranche même un autre biographe du romancier, Stephen Minta, auteur de Garcia Márquez : écrivain de Colombie.
Proche du FLN
Cette anecdote, qui semble donc fort improbable, ne part pas de rien. Gerald Martin explique en effet : «Gabriel Garcia Márquez, qui avait effectivement l’air algérien, a été arrêté plusieurs fois par la police française parce qu’il était soupçonné d’être un militant nationaliste algérien, qu’il avait effectivement des amis et des contacts algériens et qu’il a assisté et /ou participé à une ou deux manifestations et protestations.» Mais le biographe de «Gabo» reconnaît manquer d’informations sur ses activités et proximités avec les défenseurs de l’indépendance algérienne, car les souvenirs de l’écrivain, qui s’est éteint en 2014, étaient sur ce point «vagues».
Dans Gabriel Garcia Márquez : une vie, Gerald Martin relate une anecdote confiée par celui qu’il appelle «GGM», et qui pourrait être à la source de la confusion : «Un soir, en sortant d’un cinéma, je fus arrêté dans la rue par des policiers qui me crachèrent au visage et me firent monter sous les coups dans un fourgon blindé. Il était rempli d’Algériens taciturnes, qui eux aussi avaient été cueillis avec coups et crachats dans les bistrots du quartier. Comme les agents qui nous avaient arrêtés, ils croyaient eux aussi que j’étais algérien. De sorte que nous passâmes la nuit ensemble, serrés comme des sardines dans une cellule du commissariat le plus proche, tandis que les policiers, en manches de chemise, parlaient de leurs enfants et mangeaient des tranches de pain trempées dans du vin. Les Algériens et moi, pour gâcher leur plaisir, nous veillâmes toute la nuit en chantant les chansons de Brassens contre les excès et l’imbécillité de la force publique.»
Interview
Sur les réseaux sociaux, plusieurs internautes, ces derniers jours, ont évoqué l’arrestation de Garcia Márquez en octobre 1961 en joignant, en guise de «preuve», ce récit de l’écrivain, présenté selon eux comme un témoignage donné à El País en 1982 de son arrestation en 1961. Or non seulement ce témoignage n’a pas été publié dans le quotidien espagnol, puisqu’il est donc issu de la biographie du romancier. Mais aucun élément ne permet, surtout, de le lier à octobre 1961. Au contraire : il est difficile de croire, a fortiori avec la sympathie de Garcia Márquez pour la cause algérienne, qu’il se remémore son arrestation lors de cette nuit meurtrière, en en parlant comme d’un incident survenu «un soir».
Confusion de date
L’auteur de Cent ans de solitude a évoqué un semblable épisode (le même ?) dans un récit de sa période parisienne, rédigé en 1982, après l’obtention du prix Nobel de littérature. Dans cette chronique intitulée De Paris, avec amour, (et qui fut publiée – celle-là – dans le journal espagnol El País) il raconte son arrivée à Paris en décembre 1955, sa découverte des couples d’amoureux s’embrassant dans les rues, l’ambiance de Saint-Germain, et enchaîne : «Soudain, la police bloquait la sortie d’un café ou d’un des bars arabes du boulevard Saint-Michel et frappait quiconque n’avait pas l’air chrétien. L’un d’entre eux, sans faute, c’était moi. Il n’y avait pas d’explications : non seulement le visage, mais aussi l’accent avec lequel nous parlions français, étaient des raisons de perdition. La première fois qu’ils m’ont mis dans la cellule des Algériens, au commissariat de Saint-Germain-des-Prés, je me suis senti humilié.»
Tout semble donc indiquer une confusion de date, à partir d’une arrestation rapportée par l’écrivain. La proximité de Gabriel Garcia Márquez pour la cause algérienne a probablement contribué à transformer quelque peu l’anecdote, en l’arrimant à l’épisode tragique et symbolique du 17 octobre. Le prix Nobel n’a pas caché avoir noué des liens d’amitié avec des responsables du FLN. «Une nuit, l’un d’eux [des Algériens qui étaient enfermés dans la même cellule que lui] m’a dit que pour être un prisonnier innocent, il valait mieux être un coupable, et il m’a fait travailler pour le Front de libération nationale algérien. Il s’agissait du médecin Anied Tebbal, qui était à l’époque l’un de mes grands amis à Paris.» Une petite phrase, toujours extraite de son texte dans El País, est très souvent reprise en Algérie : «La révolution algérienne est la seule pour laquelle j’ai été emprisonné.» Même si ce n’est donc, selon toute probabilité, pas le 17 octobre 1961.
Affirmation à vérifier
Gabriel Garcia Márquez aurait fait partie des personnes arrêtées par la police à Paris, lors des manifestations violemment réprimées du 17 octobre 1961.
Conclusion
Il est impossible que l'écrivain colombien ait été interpellé à Paris ce soir-là, car il n'avait alors plus mis un pied en France depuis quelques années. La confusion vient du fait qu'il a lui-même rapporté avoir souvent été pris pour un Algérien, ce qui lui a valu au moins un passage en garde à vue.