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Gaza : non, la photo de une du 9 octobre de «Libé» ne montre pas un influenceur se mettant en scène

Gaza, l'engrenagedossier
«Libération» a été accusé à tort d’avoir illustré son numéro spécial par une photo de Saleh al-Jafarawi, un jeune Palestinien régulièrement accusé de jouer divers rôles dans des vidéos. L’illustration montre le deuil d’un oncle et de sa nièce à Khan Younès.
La une de «Libération» du 9 octobre 2024. (Libération)
publié le 10 octobre 2024 à 12h07
Question posée par Philippe P. le 09/10/2024

Le 9 octobre, Libération a publié dans son édition papier un ensemble de huit pleines pages consacrées à Gaza, un an après le début de l’offensive israélienne. «Gaza, un an après. Ne pas s’habituer», est-il écrit sur la une du numéro, illustrée par l’image d’un homme tenant dans ses bras une femme en larmes, lors d’un enterrement à Khan Younès. Cette photo a fait l’objet de nombreux commentaires sur les réseaux sociaux, plusieurs personnes assurant avoir reconnu sur l’image un influenceur palestinien, Saleh al-Jafarawi, souvent accusé depuis un an de se mettre en scène à Gaza.

Ce jeune Gazaoui, devenu une figure du conflit, documente la guerre et son quotidien dans les décombres de Gaza. Il est souvent accusé (souvent à tort) d’endosser différents rôles dans ses vidéos. CheckNews avait publié un portrait enquêté de lui.

Dans une publication largement partagée sur X, Charlotte Rocher, militante parisienne de droite, affirme ainsi : «Libération met en une le meilleur acteur Pallywood de Gaza qui est déjà mort trois fois. En 2023, cet organe de propagande du Hamas a reçu 4,2 millions d’euros d’aides directes de l’Etat : nos impôts n’ont pas à financer ça.»

La militante publie côte à côte la une de Libération et un montage de diverses photos montrant supposément Saleh al-Jafarawi se mettre en scène de neuf manières différentes. Le dispositif étant censé prouver qu’il s’agit bien de la même personne.

Ces accusations ont été notamment reprises par l’anthropologue Florence Bergeaud-Blacker, qui a remercié Charlotte Rocher «de nous rappeler que la couverture médiatique ne reflète pas toujours les faits». Le collectif InfoEquitable, un groupe pro-israélien qui milite «pour une couverture juste et précise de l’actualité sur Israël dans les médias francophones», a également partagé des doutes sur le travail du journal. Plusieurs internautes ont saisi CheckNews sur le sujet.

Contrairement aux affirmations de ces internautes, la photographie publiée en une ne montre pas Saleh al-Jafarawi. Le cliché a été pris le 2 octobre par le journaliste Bashar Taleb, qui travaille pour l’Agence France Presse. Sur la photographie dézoomée, on distingue l’homme au débardeur blanc portant un pansement à l’oreille, qui console la femme voilée attristée et un troisième homme portant un tee-shirt avec des bandes de couleur rose, marron et beige. L’image est présentée ainsi par l’AFP : «Un homme blessé réconforte une femme lors des funérailles des victimes des bombardements israéliens à Khan Younès, dans le sud de la bande de Gaza, le 2 octobre 2024, dans le cadre de la guerre en cours dans le territoire palestinien entre Israël et le Hamas.»

Ce même trio a été photographié sous des angles différents par le photographe Abed Rahim Khatib qui travaille pour l’agence de presse turque Anadolu. Un premier cliché pris à l’horizontale montre la même scène de désolation avec les trois personnes. Une seconde image, prise à la verticale, montre le visage de l’homme et de la femme de près. En comparant cette seconde image avec des vidéos partagées par Saleh al-Jafarawi dans les jours autour du 2 octobre, il est évident qu’il ne s’agit pas de la même personne.

CheckNews a pu identifier l’homme sur la photographie en une de Libération, ainsi que la femme qu’il console. Il s’agit d’un Palestinien nommé Monir Ramadan Salama al-Zard, la femme s’appelle Raghad al-Zard. Une cagnotte GoFundMe a été créée le 5 octobre par sa cousine vivant aux Etats-Unis, dans laquelle cette dernière explique que Raghad a perdu son père, sa mère et sa sœur dans une frappe israélienne. Raghad apparaît avec les mêmes blessures au visage et le même voile que sur la photo prise par l’AFP. CheckNews a également pu consulter d’autres photographies postées sur leurs Facebook et Instagram personnels, qui confirment qu’il s’agit bien des personnes présentes en une de Libération. Dans une publication Facebook de novembre 2021, Raghad al-Zard s’adresse à Monir en le désignant comme son oncle.

Le nom de l’homme en une de Libération apparaît également dans les crédits d’une photographie de Reuters, le présentant comme «le Palestinien Ramadan al-Zard, blessé lors d’une frappe israélienne qui a tué des membres de sa famille, embrasse sa nièce, également blessée, dans le cadre du conflit entre Israël et le Hamas, à Khan Younès, dans le sud de la bande de Gaza». Comme indiqué, le nom complet de l’homme est Monir Ramadan Salama al-Zard.

Le collectif InfoEquitable a publié un message reconnaissant s’être trompé après avoir découvert les crédits de la photo de Reuters. L’anthropologue Florence Bergeaud-Blackler a discrètement supprimé son message contre Libération sans relayer de correctif. Le tweet de Charlotte Rocher était toujours en ligne lors de la publication de cet article. Elle l’a finalement supprimé dans l’après-midi du 10 octobre, sans message d’excuse.

Ces accusations s’inscrivent dans un mouvement global de dénonciation, par certains commentateurs, du phénomène «Pallywood» (terme issu de la contraction des mots «Palestine» et «Hollywood»), désignant la supposée fabrication par les Palestiniens de fausses images pour émouvoir l’opinion internationale. En dépit des dizaines de milliers de morts depuis un an à Gaza, d’aucuns continuent de mettre systématiquement en cause les images de morts venues de l’enclave. CheckNews a déjà publié plusieurs articles sur des accusations de commentateurs affirmant à tort que des victimes photographiées ou filmées étaient des acteurs, voire des poupées.

Article mis à jour le 10 octobre à 15h15: ajout de la capture d’écran du tweet supprimé de Charlotte Rocher, militante de droite parisienne.