Lors du dixième jour de la guerre entre Israël et le Hamas, le 17 octobre, une explosion meurtrière survient dans la cour de l’hôpital Al-Ahli à Gaza, entraînant des dizaines de morts, des réactions indignées de la communauté internationale, et une certaine confusion médiatique. De nombreux articles ont d’abord repris les déclarations du Hamas et de son ministère de la Santé, selon lequel une frappe aérienne israélienne avait tué des centaines de civils dans l’hôpital. Version immédiatement réfutée par Israël, accusant une roquette défaillante tirée par le Jihad Islamique, un autre groupe armé palestinien.
Plus d’un mois après, l’ONG de défense des droits humains Human Rights Watch (HRW) revient sur l’explosion. Dans un rapport publié dimanche 26 novembre, HRW estime que «l’explosion qui a tué et blessé de nombreux civils à l’hôpital arabe Al-Ahli de Gaza le 17 octobre 2023 a été provoquée par une munition apparemment propulsée par une roquette, telle que celles couramment utilisées par les groupes armés palestiniens, qui a touché le terrain de l’hôpital». L’organisation reste néanmoins prudente et appelle à ce qu’«une enquête plus approfondie» soit menée par la Commission d’enquête des Nations unies «pour déterminer qui a lancé la fusée apparente et si les lois de la guerre ont été violées». L’article remet également en question les nombres de 471 morts et 342 blessés fournis par le ministère de la Santé de Gaza, soulignant un ratio inhabituellement élevé de morts par rapport aux blessés.
Interview
L’analyse d’Human Rights Watch arrive plus d’un mois après celles conduites par diverses équipes de médias américains et européens. Au lendemain de l’explosion, CheckNews (tout comme les équipes de vérification du Monde, d’AP, de CNN ou du Wall Street Journal), avait analysé les images nocturnes des tirs ainsi que les photographies de l’impact de la frappe sur l’hôpital Al-Ahli et relayé les pronostics de plusieurs experts qui penchaient vers un tir de roquette en provenance de Gaza, sans pouvoir être complètement affirmatif, puisque la zone et les débris de la munition n’étaient pas accessibles. L’idée d’une frappe aérienne israélienne avait été écartée en raison de la petite taille du cratère retrouvé sur le parking de l’hôpital, où était survenue la frappe. Une enquête du New York Times était venue, une semaine après le drame, a remis en cause certains éléments avancés par Tsahal, mais sans se prononcer à aucun moment sur la responsabilité.
«Le son caractéristique d’une munition propulsée par un moteur»
Dans son rapport, Human Rights Watch, qui dispose d’une équipe chargée des enquêtes numériques, reconnue pour la qualité de ses chercheurs, indique avoir enquêté sur l’explosion «en examinant des photos et des vidéos accessibles publiquement, en analysant des images satellites, en interrogeant cinq témoins de l’incident et de ses suites, en examinant des analyses publiées par d’autres organisations et en consultant des experts. L’analyse à distance a évalué l’explosion et les dégâts sur le site, ainsi que plusieurs trajectoires possibles des objets visibles sur les vidéos prises au moment de l’attaque, qui montraient également les moments précédant et suivant l’explosion à l’hôpital». Pour Ida Sawyer, directrice de la division Crises et conflits à Human Rights Watch, «l’examen des vidéos et des photos suggère que le 17 octobre, une roquette a frappé le terrain de l’hôpital Al-Ahli».
L’ONG n’a pas pu obtenir d’images des débris de la munition responsable de la tragédie à l’hôpital Al-Ahli, ce qui «empêche une identification concluante» du projectile. Cependant, Human Rights Watch explique que sa conclusion en faveur d’une roquette repose sur «une vidéo, vérifiée et géolocalisée […] à 160 mètres de l’hôpital dans l’instant qui précède pendant l’explosion principale». Selon ses enquêteurs, on y entend «le son caractéristique d’une munition propulsée par un moteur, telle qu’une roquette ou un missile».
«Ce bruit ne correspond pas à celui d’un obus d’artillerie ou d’une bombe larguée par avion, note HRW, qui écarte ainsi l’hypothèse d’un bombardement israélien par avion au-dessus de Gaza. La vidéo montre une importante boule de feu accompagnant l’explosion, ce qui correspond à l’allumage d’un propulseur de roquette et peut-être d’autres combustibles.»
Des restes de la munition toujours aux mains du Hamas
Ayant écarté la piste d’une frappe aérienne israélienne, HRW souligne que «les autorités de Gaza semblent être en possession de restes qui permettraient de déterminer avec certitude la nature de la munition qui a explosé à l’hôpital Al-Ahli», puisque des employés du département des explosifs et munitions, une unité spécialisée de la police de Gaza, ont été photographiés le soir du 17 octobre en train d’opérer sur le cratère. Un témoin, présent à l’hôpital assure à HRW que «le ministère de l’Intérieur [de Gaza] a pris tous les éclats d’obus qui se trouvaient sur le site». Or après qu’un responsable du Hamas a assuré au Washington Post que les restes de la munition «allaient bientôt être montrés au monde entier», un autre a finalement déclaré au New York Times que «le missile s’est dissous comme du sel dans de l’eau. Il s’est évaporé. Il n’en reste rien». Un scénario peu probable, puisque HRW souligne que «des portions substantielles de munitions survivent généralement à une détonation».
Le 25 novembre, Bassam Naim, le chef du département des relations politiques et étrangères du Hamas a finalement répondu aux sollicitation de l’ONG pour lui indiquer que l’enquête sur les origines de la frappe‚ menée par le ministère de l’Intérieur de Gaza, a été ralentie en raison du conflit mais que les «informations préliminaires» pointent vers une responsabilité d’Israël dans cet incident. La réponse ne fournit pas de preuves sur ces premiers éléments. Dans sa réponse écrite, Bassam Naim déclare que les autorités israéliennes avaient prévenu l’hôpital d’évacuer les lieux «plusieurs heures» avant l’explosion et assure qu’ aucune faction de la résistance palestinienne – à notre connaissance – ne dispose parmi ses armes d’un projectile ou d’une roquette d’une puissance destructrice capable de tuer un grand nombre de personnes comme la bombe utilisée lors de cet incident de ciblage, ce qui a été confirmé par de nombreux experts militaires.
Un argument rejeté par Human Rights Watch, qui estime qu’«une roquette telle que les plus grosses tirées par les groupes armés palestiniens peut faire un grand nombre de victimes si elle frappait avec une partie de son propulseur restant dans une cour remplie de personnes et de matériaux inflammables». Un scenario précisément évoqué par plusieurs experts depuis le 17 octobre concernant l’explosion d’Al-Ahli.
Des tirs de roquettes dysfonctionnelles
Dans son rapport, HRW signale qu’Israël autant que le Hamas ont fait usage de tirs contre des zones abritant des civils. L’ONG souligne ainsi les destructions causées par Israël contre des hôpitaux et des centres de soins à Gaza dans le conflit actuel. Un tir du 14 octobre qui avait atteint le centre de cancérologie de l’hôpital Al-Ahli avait été démontré, grâce à la présence des restes d’une fusée éclairante, dont seul Israël est connu pour en faire usage dans le conflit.
CheckNews
Mais HRW remarque également que les groupes armés palestiniens, comme le Hamas ou le Jihad islamique, utilisent largement des roquettes qui «ne disposent que de systèmes de guidage rudimentaires et sont sujettes à des défaillances, ce qui les rend extrêmement imprécises et donc intrinsèquement aveugles lorsqu’elles sont dirigées vers des zones où se trouvent des civils». Selon HRW, ces tirs erronés ont conduit à la mort de civils, notamment à Gaza en 2021. L’ONG rappelle que les investigations sur ces ratés du Hamas sont difficiles à mener à causes des autorités palestiniennes, et qu’elles ont conduit à l’emprisonnement de deux journalistes palestiniens, qui souhaitaient enquêter sur des cas concrets en 2022.
Le Hamas critique HRW et lui propose de venir enquêter à la fin du conflit
Suite à la publication du rapport de l’ONG, le Hamas a réagi dans un communiqué de presse dans lequel il «condamne ce qui a été déclaré dans le rapport initial publié par Human Rights Watch concernant l’attaque contre les hôpitaux de la bande de Gaza, en particulier l’hôpital baptiste national, car le rapport était plus proche du récit de l’ennemi sioniste, dans lequel elle a tenu les factions de la résistance pour responsables du bombardement aérien, sans que l’organisation ne doive fournir aucune preuve matérielle claire de sa conclusion». Selon le Hamas, le manque d’accès à l’hôpital et de collectes de preuves renforce la «faible crédibilité» du document d’HRW, qu’il invite à se rendre à Gaza pour enquêter directement sur l’incident, lorsque le conflit sera terminé.
«Les victimes et les familles des personnes tuées ou blessées alors qu’elles cherchaient à se mettre à l’abri à l’hôpital méritent une enquête complète pour déterminer ce qui s’est passé et qui en est responsable», accorde Ida Sawyer, qui demande que «les autorités de Gaza et d’Israël rendent publics les débris de munitions et les autres informations dont elles disposent concernant l’explosion de l’hôpital Al-Ahli, afin de permettre une enquête approfondie». Pour l’ONG, une telle enquête ne peut être menée qu’indépendamment en raison de «l’incapacité des autorités israéliennes et palestiniennes, depuis des décennies, à enquêter de manière crédible et impartiale sur les violations présumées du droit humanitaire international» et devrait être confiée à la commission d’enquête des Nations unies.