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Israël continue de nier l’usage de phosphore blanc à Gaza, alors que les éléments d’accusation se multiplient

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Médias et ONG ont documenté l’utilisation par l’armée israélienne de munitions au phosphore blanc dans le cadre des bombardements qui visent Gaza, mais l’ambassade d’Israël en France dénonce une «distraction des horreurs commises par le Hamas».
Des obus d'artillerie M825 et M825A1 à Sdérot, en Israël, le 9 octobre 2023. Ces obus sont labellisés D528 par le département de la Défense américain, le code correspondant aux munitions à phosphore blanc. (Mostafa Alkharouf /AFP)
publié le 17 octobre 2023 à 11h03

Lancées dès le début de la riposte israélienne, les accusations d’usage par Tsahal de munitions au phosphore blanc à Gaza ont pris une nouvelle ampleur, en fin de semaine dernière. Deux ONG majeures, Human Rights Watch et Amnesty International, se sont emparées du sujet, estimant que les armes employées par l’armée israélienne présentent des risques graves pour les civils.

Dans le même temps, ces allégations ont été relayées en France par des personnalités politiques, et au premier chef par des députés de La France insoumise (LFI) – à l’image de Clémence Guetté et Hadrien Clouet. En face, l’ambassade d’Israël en France, confrontée par CheckNews aux conclusions des ONG, évoque «une tentative cynique de détourner l’attention des horreurs commises par le Hamas». Il y a quelques jours, elle dénonçait déjà des «informations mensongères». «L’Etat d’Israël dément toute utilisation du phosphore blanc», rappelait l’ambassade dans un communiqué diffusé vendredi en début de soirée.

Plus loin, elle répétait que «conformément au droit international, ce type d’arme n’est pas utilisée par Tsahal contre le groupe terroriste Hamas». Arguant que «les vidéos de bombardements à Gaza postées sur les réseaux sociaux reprennent en majorité des images de la guerre en Ukraine», l’institution qui représente l’Etat hébreu en France condamnait «avec la plus grande fermeté la presse et les élus qui font état, sans aucune autre preuve que des vidéos détournées d’une autre guerre, de l’utilisation du phosphore blanc par Tsahal».

Il est vrai que, dans un premier temps, l’essentiel des vidéos présentées comme montrant que dans le cadre de son conflit avec le Hamas, Israël utiliserait ce type de bombes, s’étaient finalement révélées sorties de leur contexte – celui de la guerre entre la Russie et l’Ukraine, ou encore d’une célébration de supporteurs de football à Alger en août 2020.

Des bombardements suspects au niveau du port de Gaza

Pour autant, des sources de la presse française à Gaza (ici dans le Monde) faisaient bien état, dans le même temps, de l’usage de bombes au phosphore. Ces derniers jours, de nouvelles images ont été diffusées, qui montrent bel et bien des bombardements suspects au niveau du port de Gaza, mais aussi à la frontière avec le Liban. Pour les ONG et les experts interrogés par des médias, elles constitueraient la preuve de la présence de phosphore blanc dans les munitions tirées par l’armée israélienne.

Parmi ces images, l’une des plus vues est la vidéo partagée mercredi par le média en ligne Red, indépendant et se revendiquant du progressisme. «Red média a filmé ce qui semble être des munitions au phosphore israéliennes frappant le port de Gaza il y a quelques instants. Le port est densément peuplé de civils», peut-on lire dans le tweet qui accompagne la séquence. On y voit deux explosions qui, dans le ciel se transforment en nuages de fumée grisâtre, et vers le sol se répandent en dizaines de traînées de fumée blanche. Au fond, le port de pêche de Gaza, situé près du district de Rimal. La zone est bombardée depuis le début de la réplique israélienne à l’attaque du Hamas, comme le montre une vidéo publiée par l’AFP le 8 octobre. Le bâtiment au-dessus duquel les explosions se produisent est, d’après la géolocalisation menée par CheckNews, l’un des hôtels situés aux abords du port (cliquer ici pour accéder à l’adresse sur Google Maps via les coordonnées GPS).

D’autres images de bombardements opérés dans les environs du port ont été diffusées en direct sur la chaîne YouTube de l’agence Reuters, puis relayées sous forme de captures d’écran par des internautes (ici ou ), qui mentionnent l’utilisation de munitions au phosphore blanc. Sur l’une de ces captures, une bombe explose juste au-dessus de bateaux de pêche. Pour rappel, le phosphore blanc peut être contenu dans les sous-munitions de certaines bombes, dites «bombes à sous-munitions» car elles transportent un ensemble d’autres projectiles explosifs de taille plus réduite. Lorsque les sous-munitions explosent, cette substance s’enflamme au contact de l’oxygène, générant une température d’environ 800 °C, mais aussi beaucoup de lumière et de fumée. Une telle arme est donc normalement utilisée pour créer des écrans de fumée, éclairer des zones ou incendier des cibles. Ses caractéristiques la rendent particulièrement dangereuse, le phosphore pouvant provoquer de graves blessures suivies de lésions à long terme, mais aussi brûler indistinctement des bâtiments et des champs.

Plusieurs experts en explosifs ont visionné les images du port de Gaza, à la demande de nos confrères de France info et de 20 Minutes. Prudent, Gilles Denglos, expert en explosifs de guerre agréé par la justice française, a répondu que «les panaches de fumée font fortement penser à des sous-munitions incendiaires contenant généralement du phosphore». L’expert en balistique Chris Cobb-Smith assure, lui, identifier du phosphore blanc sur les vidéos. «Sur la vidéo au-dessus du port, avec ce profil d’explosion, on voit que c’est un obus d’artillerie au phosphore blanc», a analysé pour sa part Stéphane Audrand, consultant en risques internationaux. Enfin, l’analyste militaire Michel Goya a confirmé que d’après lui, «ce sont des projectiles utilisant du phosphore blanc».

Le sud du Liban possiblement concerné

L’usage de phosphore blanc a également été documenté par Human Rights Watch, comme l’ONG l’a révélé dans un communiqué mis en ligne le 12 octobre. HRW explique avoir passé au crible une vidéo de bombardements filmée la veille par un habitant de Gaza, entre 11 h 30 et 13 heures, aux abords du port de la ville. Ainsi, l’ONG «a identifié que les munitions utilisées lors de la frappe étaient des projectiles d’artillerie de 155 mm au phosphore blanc». Les témoignages recueillis par téléphone collent également avec les caractéristiques du phosphore, qui dégage «une fumée blanche dense et une odeur d’ail».

Par ailleurs, le sud du Liban, où l’armée israélienne et la milice libanaise du Hezbollah se sont affrontées ces derniers jours à coups de tirs d’artillerie interposés, aurait également été visé par ce type d’armes. C’est ce que montreraient les images filmées, tout près de la frontière avec Israël, par les équipes de la chaîne télévisée Al Araby (basée au Qatar), ainsi que par le journaliste Ali Shoeib, correspondant d’une radio et d’une chaîne libanaise. Dans son rapport, Human Rights Watch s’est également appuyée sur ces deux vidéos : elle écrit que son examen lui permet d’affirmer que «chacune montre l’utilisation de projectiles d’artillerie au phosphore blanc de 155 mm».

S’y ajoute le travail d’une autre ONG, Amnesty International. Elle a partagé ses premières conclusions le 13 octobre. «Le programme Réaction aux crises d’Amnesty International a recueilli des éléments convaincants attestant de l’utilisation par l’armée israélienne d’obus au phosphore blanc dans des zones civiles densément peuplées de Gaza», expose l’ONG. Amnesty International s’est pour cela basée sur «des vidéos et des photos», et en particulier sur des clichés pris le 9 octobre, lorsque les forces de défense israéliennes ont positionné des obusiers à proximité de la ville de Sdérot, «qui avait déjà été attaquée par le Hamas et qui se trouve à environ un kilomètre de la barrière séparant Israël et Gaza». En observant certaines de ces photos, l’ONG s’est aperçue qu’elles montrent des munitions «étiquetées D528, le code d’identification du ministère américain de la Défense (DODIC) pour les obus à base de phosphore blanc».

Un usage reconnu en 2008

Ces deux mêmes ONG faisaient partie de celles qui s’étaient rendues à Gaza en 2009, alors que des doutes planaient sur l’usage par Israël de phosphore blanc dans des zones résidentielles de l’enclave palestinienne, lors d’une offensive lancée au cours de l’année précédente. Amnesty International comme Human Rights Watch avaient pu fournir la preuve de cette utilisation, à partir de témoignages et débris trouvés au sol. Quelques mois plus tard, Israël avait fini par admettre s’être servi de telles munitions, mais pas à l’intérieur de zones d’habitation. Puis en 2013, l’armée israélienne s‘était engagée à ne plus y recourir dans des zones peuplées, sauf dans deux cas exceptionnels qui n’ont pas été exposés au grand public, rappelle Human Rights Watch.

L’ensemble des éléments détaillés dans cet article ont été soumis par CheckNews à l’ambassade d’Israël en France, à qui il a été demandé ce lundi si elle considère désormais qu’ils font naître des interrogations légitimes quant à la présence de phosphore blanc dans des obus tirés sur Gaza. «Alors que l’armée israélienne a annoncé que toutes ses actions étaient conformes au droit international, nous considérons l’attention médiatique portée à la question de l’utilisation du phosphore blanc, comme une tentative cynique de détourner l’attention des horreurs commises par le Hamas», a répondu son porte-parole. Au nom d’Israël, l’ambassade dit réaffirmer le refus «total de l’utilisation du phosphore blanc dans la guerre actuelle», et espérer «que cette distraction des horreurs commises par le Hamas prendra fin immédiatement».

L’emploi de sous-munitions au phosphore blanc n’est pas totalement proscrit par les traités internationaux, mais encadré par le protocole III de la Convention sur certaines armes classiques, entré en vigueur en décembre 1983. Le texte «interdit en toutes circonstances de faire de la population civile en tant que telle, de civils isolés ou de biens de caractère civil l’objet d’une attaque au moyen d’armes incendiaires». Mais l’Etat d’Israël a ratifié la convention sans se déclarer lié par le protocole III. L’autre difficulté tient aux définitions retenues dans le protocole : les «armes incendiaires» ne comprennent pas «les munitions qui peuvent avoir des effets incendiaires fortuits, par exemple, les munitions éclairantes, traceuses, fumigènes ou les systèmes de signalisation», autrement dit la catégorie dans laquelle on peut classer celles au phosphore blanc.