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La crise au Sri Lanka s’explique-t-elle par le passage à une agriculture «100% bio»?

Plusieurs commentateurs et responsables politiques français comme Aurore Bergé et Marine Le Pen ont affirmé que l’effondrement politique et économique du Sri Lanka a été provoqué par le marche forcée du gouvernement vers l’agriculture biologique. Pas si simple.
La transition agricole sri lankaise, certes catastrophique, du conventionnel au 100% bio, était une dernière tentative des autorités pour endiguer une crise très bien avancée. (Chamila Karunarathne/EPA-EFE)
publié le 19 juillet 2022 à 14h19

Le président du Sri Lanka, Gotabaya Rajapakse, en fuite à Singapour, a démissionné jeudi 14 juillet, après plusieurs semaines de contestations populaires contre l’inflation et les pénuries qui frappent le pays. Une crise provoquée, selon certains commentateurs, par le passage brutal, en 2021, à une agriculture totalement bio. «Ce que les écologistes vous cachent ! La révolution au Sri Lanka est due à l’effondrement de l’agriculture trois mois seulement après l’interdiction des engrais et des pesticides», a ainsi réagi le cofondateur de Doctissimo et polémiste, Laurent Alexandre, le 9 juillet sur Twitter.

Dans la même veine, Marine Le Pen, côté politique, a fustigé, sur BFMTV le 10 juillet, «l’écologie punitive», illustrée par cette «affaire sur le Sri Lanka avec cette révolution qui est en train d’avoir lieu et qui est la conséquence de la volonté […] de faire du 100 % biologique sur le plan de l’agriculture [et qui] a été un désastre […] entraînant tout un peuple dans la misère». A l’Assemblée nationale, Aurore Bergé, la présidente du groupe Renaissance, s’en est prise, pour sa part, à la volonté de la Nupes «de ne plus utiliser aucun engrais ou pesticide, et d’imposer une production agricole à 100 % bio». «Mais pour quelle production ? a-t-elle demandé le 11 juillet au Palais-Bourbon. A l’avenir, comment pourrons-nous nourrir les Français et exporter, alors que nous encourons un risque de pénurie mondiale ? L’exemple que vous prônez est celui de la déliquescence du Sri Lanka, ni plus, ni moins ! Ce sont des famines, des risques de pénurie et des habitants qui ne peuvent plus s’alimenter !»

En avril 2021, le président sri lankais a bien annoncé l’interdiction totale d’importer des engrais chimiques et des produits phytosanitaires. Officiellement, cette décision mise en œuvre le 6 mai et levée en novembre de la même année devait permettre au pays d’accélérer sa transition vers l’agriculture biologique. Vandana Shiva, la militante écologiste indienne et figure du mouvement altermondialiste avait d’ailleurs salué cette décision. «Le Sri Lanka a déjà interdit tous les produits chimiques et annoncé une transition vers un Sri Lanka 100 % biologique», se réjouissait-elle sur Twitter en juin 2021. Mais derrière cet affichage vertueux se cachait en réalité une mesure d’urgence destinée à limiter la baisse des réserves du pays en devises étrangères.

Arrêter les intrants, une source d’économies substantielles

«Le Sri Lanka a constamment maintenu un double déficit : un déficit commercial et un déficit budgétaire. Après 2008, le pays a fortement emprunté sur le marché international des capitaux en émettant […] des emprunts à court terme et à fort taux d’intérêt», analyse Asanka Wijesinghe, économiste chercheur à l’IPS (Institute of Policy Studies of Sri Lanka). Cette stratégie a entraîné le pays dans un cercle vicieux, le poussant à emprunter toujours plus, et à taux élevés, pour rembourser la dette et ses intérêts. En 2019, ces emprunts à taux d’intérêt élevés représentaient plus du tiers de la dette totale sri lankaise, observaient, à l’époque, deux économistes sur le site spécialisé East Asia Forum. Par ailleurs, cette année-là, une série d’attaques terroristes contre des hôtels et des églises ont fragilisé encore plus le pays, dont l’économie repose en grande partie sur le tourisme. L’arrivée de la pandémie, enfin, a aggravé la situation, et fait plonger les recettes liées au tourisme international, appauvrissant ses réserves de change.

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Or l’importation d’intrants chimiques représente une dépense importante en devises étrangères pour le pays. «Le Sri Lanka a dépensé environ 200 à 300 millions de dollars américains en engrais et produits agrochimiques en 2019», explique Asanka Wijesinghe. «A elles seules, les importations d’engrais étaient évaluées à 258,94 millions de dollars en 2020. Compte tenu de la hausse des prix internationaux, la facture des importations aurait normalement atteint 300 à 400 millions de dollars en 2021», ajoute Harish Damodaran dans l’Indian Express, le 12 avril 2022.

Inflation galopante et tourisme en berne

La crise était donc déjà là quand le gouvernement a décidé d’interdire l’importation d’intrants chimiques. «La crise actuelle n’a donc pas été causée par la perte de production intérieure : le Sri Lanka devait payer des dettes extérieures alors que la dette n’était pas viable, puis le Covid-19 est arrivé, et les revenus du tourisme et les transferts de fonds au Sri Lanka se sont effondrés», observe Asanka Wijesinghe. Au mois de mars 2022, la banque centrale sri lankaise a alors ordonné la dévaluation de la roupie par rapport au dollar pour tenter d’encourager les investissements étrangers et l’envoi de fonds, au risque d’alourdir le poids de la dette et de fragiliser les circuits d’importations.

L’économiste français Jean-Joseph Boillot, chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), et spécialiste des grands pays émergents, évoque, de son côté, une crise «complexe», dans une note publiée sur le site de l’Iris. «Sur le plan économique, elle résulte d’une conjugaison entre un modèle économique insoutenable avec un endettement extérieur qui dépasse 70 % du PIB, une paupérisation des classes populaires et des classes moyennes urbaines, et enfin une crise de la gouvernance intérieure avec le régime des frères Rajapaksa», détaille-t-il.

La flambée des prix mondiaux et la forte inflation provoquée par la planche à billets ont aussi contribué à aggraver la situation, d’après Asanka Wijesinghe. Le secteur agroalimentaire a également été touché par l’envolée des prix du pétrole et les pénuries d’essence, compliquant le transport des produits de consommation. Par ailleurs, une partie des biens de consommation manquants ne sont pas produits sur place. «Le Sri Lanka est un gros importateur net de produits alimentaires. Vous pouvez être autosuffisant en céréales et importer massivement des pois et protéines, de l’huile, ou encore des fruits et légumes. La sécurité céréalière n’est pas la sécurité alimentaire», observe Bruno Dorin, chercheur économiste au centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad).

Le passage du tout intrant chimique au bio insuffisamment accompagné

Est-ce à dire que l’interdiction des intrants chimiques n’a pas eu d’impact ? Début mai 2021, les agriculteurs n’ont pu compter que sur leur éventuel stock pour assurer leur production, sans accompagnement supplémentaire de l’Etat. Or, l’agriculture sri lankaise repose sur l’utilisation d’intrants chimiques largement subventionnés. «Depuis la “révolution verte” des années 1960, le pays s’est spécialisé dans quelques monocultures industrielles, notamment le riz et des plantations tropicales d’exportation comme le thé, qui ne sont productives qu’avec des engrais chimiques et des pesticides, une irrigation conséquente, etc. observe Bruno Dorin. Si on enlève ces intrants, le rendement de ces monocultures baisse inévitablement. Remplacer des engrais chimiques par des produits organiques ne se fait pas du jour au lendemain. Il faut minimum cinq ans pour assurer la transition vers une agriculture bio, et plus encore vers une agroécologie hautement diversifiée.»

Même son de cloche pour Jean-Joseph Boillot, sur le site de l’Iris : «Il y a des techniques qui permettent de se passer de ces engrais mauvais pour la santé, mais il est évident que quand l’arrêt est brutal, vous avez des maladies, car les variétés ont été conçues pour être associées à certains engrais et des pesticides.»

De l’autosuffisance à des importations hors de prix

D’après R. Ramakumar, professeur d’économie au Tata Institute of Social Sciences de Mumbai, interrogé par l’Indian Express, la mesure n’a cependant pas eu de conséquence sur le paddy – le riz brut – planté pendant la saison Yala, située entre mai et août, et pour laquelle les stocks d’intrants étaient au moins en partie constitués. «Le manque d’intrants chimiques [lié à la directive du 6 mai 2021, ndlr] a surtout touché les cultures de la saison Maha [plantée entre novembre et décembre], dont les rendements ont enregistré une baisse de 40 à 45 %. Et la levée de l’interdiction ayant eu lieu vers la fin novembre, c’était trop tard pour les plantations de la saison Maha.» Or, comme environ 60 % de la production annuelle de riz du Sri Lanka provient des récoltes de Maha, d’après l’Indian Express, «l’interdiction des engrais chimiques a réduit le rendement du paddy, qui est transformé pour produire du riz, l’aliment de base des Sri Lankais. En raison de cette perte de production, le Sri Lanka doit importer environ 600 000 tonnes cette année», avance Asanka Wijesinghe. Alors même que «ces dernières années, le Sri Lanka était presque autosuffisant en riz».

Même constat concernant la production de thé, premier produit exporté. Celle-ci se situe en 2021 à peu près au même niveau qu’en 2019, et au-dessus de 2020. Mais «les trois derniers mois [octobre-décembre 2021 par rapport à octobre-décembre 2020] ont enregistré une baisse de production de 12 millions de kg, ce qui fait que le pays n’a pas pu atteindre son objectif de 320 millions de kg pour l’année», ajoute Ramakumar auprès de l‘Indian Express. L’interdiction brutale de l’importation d’intrants chimiques, sans accompagnement vers une agriculture vraiment 100 % biologique, a donc bien eu un impact négatif sur les cultures du riz et du thé, alors que le pays était déjà fragile. Et la baisse de la production liée à l’interdiction temporaire d’importer les intrants chimiques «a contribué» à la hausse des prix, même si elle n’en est pas la cause unique, explique Asanka Wijesinghe.

Reste que la décision d’interdire, pendant quelques mois, les intrants, n’a été que le maillon d’une crise multifactorielle qui couvait depuis des années. «En termes de niveau de vie, le Sri Lanka était autrefois la grande réussite de l’Asie du Sud. L’autoritarisme, la politique de division, la persécution des minorités et une intervention agricole désastreuse sans aucune sensibilité pour les agriculteurs, ont provoqué l’effondrement de l’économie», résume ainsi Kaushik Basu, ancien économiste en chef de la Banque mondiale, sur Twitter.