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La famille Bolloré a-t-elle vraiment hébergé Mohammed V lors de son retour d’exil en 1955, comme l’a affirmé l’industriel ?

Lors de son audition mercredi devant les députés, Vincent Bolloré s’est défendu de tout sectarisme idéologique en brandissant une anecdote historique, qui semble a minima exagérée.
Vincent Bolloré le 13 mars lors de son audition à l'Assemblée nationale. (Denis Allard/Libération)
publié le 16 mars 2024 à 13h53

Je ne suis pas raciste : la preuve, ma famille a accueilli le roi du Maroc quand j’avais 3 ans. En évoquant mercredi, devant les députés, l’hospitalité accordée par sa famille à Mohammed V en 1955, Vincent Bolloré a suscité des réactions amusées. Mais a-t-il, en plus, menti, ou du moins fortement exagéré ? Lors de son audition devant la commission d’enquête sur l’attribution, le contenu et le contrôle des autorisations de la TNT, l’industriel s’est défendu de mener une croisade idéologique via ses médias, régulièrement taxés de dérives xénophobes, en brandissant cette anecdote historique : «Je vais vous raconter aussi simplement, pour vous donner notre proximité avec le monde musulman, non seulement j’ai beaucoup d’amis musulmans avec qui je vis en paix et en fraternité, mais figurez-vous que le commandeur des croyants, le descendant du prophète, Mohammed V, à la fin du milieu des années 50, ne savait pas où aller. Il avait été exilé par votre pays, par notre pays, et il ne savait pas où revenir. Et il est venu chez nous. Il a habité dans notre propriété de Garches Vaucresson, en novembre 55. Et nous sommes restés extrêmement amis avec cette famille.»

Ce n’est pas la première fois que Bolloré dégaine la carte «Mohammed V». En 2007, alors que la presse et la classe politique s’émouvaient des vacances de Nicolas Sarkozy à bord du yacht appartenant à l’industriel français, Vincent Bolloré avait ainsi réagi dans le Monde : «C’est une tradition dans la famille Bolloré qui a eu l’occasion de recevoir Léon Blum plusieurs semaines dans son manoir, au retour de captivité [à Buchenwald pendant la Seconde Guerre mondiale, ndlr], ou Mohammed V de retour [d’exil] de Madagascar avant qu’il ne devienne roi du Maroc.»

Le roi s’installe à Saint-Germain-en-Laye

Si l’instrumentalisation par Vincent Bolloré de cet épisode de l’histoire familiale a été largement moquée ces derniers jours, sa véracité – ou sa précision – pose aussi question. Car le séjour de Mohammed V en métropole lors de son retour d’exil est très documenté. Déposé en 1953 par les autorités coloniales de Rabat, Mohammed V est contraint à l’exil en Corse puis à Madagascar. Les tensions sécuritaires de l’été 1955 imposent l’ouverture d’un cycle de négociations permettant progressivement le retour en grâce du sultan exilé. Lequel est rappelé par le gouvernement français fin octobre. Pendant une très courte période, du 31 octobre jusqu’au 16 novembre 1955, lorsqu’il rentre triomphalement à Rabat muni d’une promesse d’indépendance pour son pays, Mohammed V séjourne donc en France. Il atterrit à Nice le 31 octobre, mais les événements se précipitent et son séjour sur la côte d’Azur, censé durer plusieurs mois, est écourté dès le lendemain par Antoine Pinay, ministre des affaires étrangères. Mohammed V rejoint le Pavillon Henri IV à Saint-Germain-en-Laye, où il s’installe avec sa famille. Le numéro de Paris Match du 12 novembre 1955 raconte que le Quai d’Orsay a fait évacuer en urgence les clients du Pavillon Henri IV pour faire place au roi et à sa famille, qui occupent les 40 chambres. Cette ancienne résidence royale, devenue hôtel de luxe, se situe à moins de 10 kilomètres du château de la Celle-Saint-Cloud, où sont signés le 6 novembre 1955 les accords du même nom posant les jalons de l’indépendance du Maroc.

Contresens historique

Présenter le souverain de retour d’exil comme quasi sans-domicile, alors que les circonstances politiques, préparant sa restauration, commandaient de l’accueillir en souverain et en hôte, relève du contresens historique. «Il est évidemment faux de dire qu’il ne savait pas où aller. Il a été logé avec tous les fastes de la République à Saint-Germain-en-Laye», explique Benjamin Badier-Hodayé, historien spécialiste du Maroc contemporain, enseignant à Lyon 3 et auteur d’une thèse sur le souverain marocain.

Le roi a-t-il trouvé le temps de rendre une visite privée à Vaucresson (tout proche) pendant cette quinzaine cruciale où se prépare l’avenir du Maroc ? Benjamin Badier-Hodayé n’en écarte pas la possibilité, tout en affirmant n’avoir jamais croisé la mention de la famille Bolloré (ou de sa demeure) dans ses archives. Dans son livre publié en 1956, Mohammed Ben Youssef, tel que je l’ai vu, le journaliste Max Jalade, qui avait visité le sultan en exil à Madagascar et qui se targue d’avoir été le premier journaliste à l’interviewer lors de son court passage en métropole à l’automne 1955, consacre un chapitre au séjour du sultan à Saint-Germain-en-Laye. Il raconte l’ambiance de courtisanerie dans les salons du Pavillon Henri IV, détaille les multiples visites (diplomates, politiques, dignitaires marocains) reçues par Mohammed V. Mais ne fait pas mention d’une escapade à Garches Vaucresson, ni de la famille Bolloré.

Une autre piste, deux mois plus tard, rattache Mohammed V à Garches, sans pour autant qu’il soit question de Bolloré. Le sultan revient en France le 15 février 1956 pour préparer la fin du protectorat (il restera deux semaines) avant le 2 mars, date de l’indépendance officielle. Un article du Monde daté du 15 février 1956 raconte son arrivée dans la «Villa des deux peupliers», à Garches, où il doit s’installer, mais précise que cette dernière est la propriété «du beau-frère du comte Clauzel». Est-ce à l’occasion de ce séjour que le roi aurait rendu visite à la famille Bolloré ?

Interrogée sur l’origine de l’affirmation de Vincent Bolloré, et sur une possible confusion de dates, la communication du groupe ne nous a pas fait de réponse.

Le précédent Léon Blum

Cette petite polémique historique fait écho à une histoire similaire. Vincent Bolloré avait aussi assuré en 2007 que sa famille avait eu l’occasion de recevoir Léon Blum plusieurs semaines dans son manoir breton, au retour de captivité à Buchenwald, en 1945. Des membres de la famille de Léon Blum avaient immédiatement opposé un «démenti formel» aux propos de Vincent Bolloré. «Nous, proches parents de Léon Blum, opposons un démenti formel à cette allégation. Léon Blum n’a jamais eu aucun lien avec la famille Bolloré, ni avec la moindre famille du milieu des affaires», déclarait, dans un communiqué, Christine Blum «petite-nièce» de Léon Blum, qui disait parler «au nom de sa tante, de ses cousins et de ses frères et sœurs». «A son retour de déportation, en mai 1945, Léon Blum trouve refuge auprès de Félix Gouin, président de l’Assemblée consultative, qui siège au Palais du Luxembourg, en attendant de pouvoir habiter la maison de son épouse à Jouy-en-Josas où il finira ses jours, et qui est aujourd’hui le musée Léon Blum», indiquait le communiqué.

Face à ces réactions, Bolloré avait riposté et sorti des archives familiales une photo de Léon Blum que Vincent Bolloré situait dans la propriété de la famille à Quimper, avec une note manuscrite de Léon Blum extraite du livre d’or de la famille : «A Gwenn-Aël Bolloré, l’hôte ravi de sa maison, 19 septembre 1947 – Léon Blum.» Pas de quoi faire totalement retomber la polémique : «Ces documents, écrivait Antoine Malamoud (arrière-petit-fils de Léon Blum) dans Libé, établissent que Léon Blum, qui n’occupait alors plus aucune fonction publique, a rendu une visite privée à Gwenn-Aël Bolloré, qu’il estimait en raison de sa conduite pendant la guerre, dans sa maison familiale, à l’automne 1947 : en aucun cas il ne s’agissait d’accueillir Léon Blum, de «lui rendre service» en quelque sorte, à son retour de captivité. En publiant ces documents, Vincent Bolloré reconnaît avoir commis une erreur historique et valide, par là même, le bien-fondé des rectificatifs émis par la famille de Léon Blum.»