Menu
Libération
CheckNews
Vos questions, nos réponses
CheckNews

La frappe meurtrière sur le marché de Kostiantynivka est-elle le résultat d’un raté ukrainien ?

Guerre entre l'Ukraine et la Russiedossier
Une enquête du «New York Times» affirme qu’un missile ukrainien dysfonctionnel pourrait être responsable de l’explosion qui a causé la mort d’une quinzaine de personnes le 6 septembre dans la ville de la région de Donetsk.
Une habitante de la commune ukrainienne de Kostiantynivka, dont le marché a été détruit par un missile le 6 septembre, faisant au moins 17 morts. (Vyacheslav Madiyevskyy/Reuters)
publié le 22 septembre 2023 à 11h47

Le 6 septembre en Ukraine, au moins 17 personnes ont été tuées dans l’explosion d’un missile sur le marché de Kostiantynivka, ville de la région de Donetsk, à quelques dizaines de kilomètres du front. Une trentaine d’autres ont été blessées par ce qui est alors décrit comme une frappe russe. Mais le 18 septembre, le New York Times publie une enquête suggérant qu’il ne s’agirait non pas d’un bombardement de Moscou, mais plus vraisemblablement d’un accident dû au dysfonctionnement d’un missile anti-aérien de Kyiv. Une version contestée par l’Ukraine et nombre de ses soutiens.

L’article du New York Times (NYT), signé par six journalistes, est la combinaison d’une enquête visuelle, d’éléments rassemblés en ligne et sur le terrain. Il s’agit d’abord d’une analyse d’une vidéo de l’impact, principalement centrée sur le reflet du missile visible sur le toit de voitures (qui indiquerait la provenance de la frappe) ainsi que sur la direction du regard de quatre passants juste avant l’explosion. Les auteurs s’appuient également sur des éléments rassemblés en sources ouvertes, c’est-à-dire accessibles sur Internet, comme des messages d’habitants d’un village voisin sur un groupe local de la messagerie Telegram rapportant des «départs» de missiles quelques minutes avant la destruction du marché, ce que corrobore un message vocal d’un journaliste enregistrant un tir au même moment.

Enfin, un travail sur le terrain a été réalisé par les journalistes, qui ont rassemblé deux témoignages d’habitants du village d’où serait parti le missile, Druzhkivka (situé dans une zone contrôlée par l’Ukraine), ainsi que des traces de lancement dans un champ de la bourgade (terre brûlée par le lancement du missile, traces de véhicules). Sans oublier une analyse du lieu d’impact et de la projection des fragments, qui est cohérente avec l’effet d’un missile BUK et avec un tir venu du territoire contrôlé par l’Ukraine. Des conclusions corroborées par deux experts des questions d’armements interrogés par le quotidien américain.

Démenti de Kyiv

Dès sa diffusion, l’article a fait réagir. Le conseiller de la présidence ukrainienne, Mykhaïlo Podolyak, dénonce sur Twitter (renommé X) «l’apparition dans les médias étrangers de publications émettant des doutes sur l’implication de la Russie dans l’attaque de Kostiantynivka, qui entraîne le développement de théories du complot et nécessite par conséquent un examen et une évaluation juridique par les autorités chargées d’enquêter». Citant «les milliers d’autres cas de frappes russes dans le cadre d’une guerre non provoquée», l’officiel assure que «les forces de l’ordre mènent par défaut une enquête approfondie et détaillée sur chaque cas [pour] l’enregistrement et la documentation des crimes de guerre russes. Entre autres, les circonstances de l’attaque sur Kostiantynivka sont étudiées. En tout état de cause, la vérité juridique sera établie».

L’agence de presse ukrainienne Unian rapporte de son côté des déclarations du SBU, le service de renseignement ukrainien, qui confirme qu’une enquête est en cours et que «d’après l’enquête, l’ennemi a frappé cette cible civile avec un complexe S-300 [un autre type de missile anti-aérien, utilisé par la Russie, ndlr]. Ce qui est notamment prouvé par les fragments du missile retrouvés sur le lieu de la tragédie». Ce qui contredit le NYT, dont les journalistes expliquent avoir comparé les fragments du site de Kostiantynivka à ceux trouvés sur des sites frappés par différents missiles dont des S-300, pour conclure que c’est bien un missile BUK qui aurait détruit le marché. Un spécialiste en armement interrogé par CheckNews réfute également l’hypothèse d’un missile lancé par un système S-300, le type de cratères (beaucoup plus larges et profonds) ne correspondant pas.

Discrédit jeté sur l’un des journalistes

D’autres ont discrédité l’article en s’attaquant à l’un de ses auteurs (comme ici ou ici), le correspondant du quotidien américain en Ukraine, Thomas Gibbons-Neff. L’ancien militaire de la Marines américaine est accusé d’être acquis à la cause du Kremlin pour sa couverture du conflit jugée critique de l’armée ukrainienne, notamment pour un article sur l’usage d’armes à sous-munitions dans des zones résidentielles. Un usage avéré que CheckNews rappelait il y a quelques semaines. Plus largement, ce portrait négatif du journaliste a été réfuté par nombre d’observateurs pro-ukrainiens (comme ici ou ici), qui soulignent son professionnalisme.

Les détracteurs de la thèse d’un dysfonctionnement d’un missile ukrainien contestent aussi les conclusions tirées de l’analyse des images lors de la frappe. La vidéo disséquée par le New York Times montre, avant l’impact, la progression du reflet du missile sur le toit de voitures garées à proximité.

Reflets sur le toit de voitures

Sur la première photo ci-dessous, on aperçoit le reflet d’un objet allongé sur la voiture bleue (cercle rouge). Sur l’image suivante, prise une fraction de seconde plus tard, le même reflet se dessine sur la voiture noire (petit cercle rouge). La troisième photo, dans l’instant qui suit, montre l’explosion. Le NYT en déduit la trajectoire du missile, venant du nord-ouest, et donc du territoire contrôlé par l’Ukraine.

Certains commentateurs, comme ici, prétendent que l’analyse serait erronée, affirmant qu’on distinguerait toujours un reflet après l’explosion (cercle jaune sur la troisième photo). Une affirmation contestée, car si on distingue bien un reflet, il peut correspondre à un débris projeté par l’explosion.

Dans une vidéo, des journalistes ukrainiens objectent aussi que la succession de reflets sur le toit des voitures pourrait correspondre à une chute verticale du missile, le reflet se rapprochant du point d’impact à mesure que le missile perd de l’altitude. Cette hypothèse (rendue possible, selon les tenants de cette piste, par les trajectoires parfois aléatoires des missiles) ne permettrait pas d’être conclusif quant à la provenance du tir.

«Les dysfonctionnements et les erreurs de guerre sont fréquents»

Reste qu’aucun élément ne vient invalider les conclusions du New York Times (qui sont elles-mêmes prudentes), étayées par un travail de terrain. Ce que confirment deux experts dans l’analyse de bombardements auprès de CheckNews. Le premier, Marc Garlasco, est conseiller militaire à PAX for peace, une ONG néerlandaise. Cet ancien du Pentagone spécialisé dans l’analyse post-frappe a enquêté pour les Nations unies sur des crimes de guerre commis en Afghanistan, en Irak, en Syrie ou encore en Libye. Il forme également les enquêteurs chargés d’investiguer les crimes de guerre en Ukraine.

Marc Garlasco parle de critiques «regrettables et injustifiées» contre le New York Times : «Les dommages causés aux civils sont une réalité en temps de guerre, et cet incident est l’occasion pour l’Ukraine de montrer qu’elle prend au sérieux l’atténuation et la réponse aux dommages que ses actions militaires peuvent causer. La Russie a systématiquement pris pour cible les civils en Ukraine, des crimes de guerre qui ont fait des milliers de victimes. Les dysfonctionnements et les erreurs de guerre sont fréquents et cet incident causé par une arme ukrainienne ne semble pas être illégal.» Un potentiel accident dû à un dysfonctionnement n’en ferait pas un crime de guerre.

«Malheureusement, le refrain “l’Ukraine ne peut pas faire de mal” est en train d’étouffer les rapports factuels de deux Marines et d’un ancien spécialiste des explosifs américains qui ont contribué à la rédaction de l’article, poursuit-il. Le New York Times s’est appuyé sur de nombreuses normes d’investigation utilisées par les enquêteurs professionnels sur les crimes de guerre au sein de l’Organisation des Nations unies et de la Cour pénale internationale, il est difficile de comprendre ce que les personnes critiques veulent de plus.»

Spéculations

Un ancien officier démineur de l’armée américaine interrogé par CheckNews, mais préférant rester anonyme, ne voit aucun problème dans l’analyse de New York Times : «Les critiques de la trajectoire sont uniquement des spéculations, une supposition, alors que les preuves avancées apportent de multiples raisons de croire que le missile est bien arrivé du nord-ouest.»

Comme l’écrivait CheckNews en 2022, attribuer la responsabilité d’un camp dans une frappe est parfois un exercice complexe, qui nécessite une combinaison d’éléments et n’aboutit pas systématiquement. Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, nombre de bombardements ont été au cœur de controverses, les deux camps s’accusant souvent mutuellement quand il y a des victimes civiles. La Russie nie toujours être à l’origine de frappes contre les civils, comme celle sur la gare de Kramatorsk en avril 2022 ou encore celle sur des jeux pour enfants à Kyiv en octobre de la même année, deux cas où sa responsabilité a finalement été démontrée.