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La photo d’élèves dans l’obscurité, au lycée Voillaume d’Aulnay-sous-Bois, est-elle une manipulation comme l’a écrit Le Figaro ?

Contrairement à ce qu’a relayé «le Figaro», l’image n’a pas été prise lors d’un exercice anti intrusion, pas plus qu’elle n’est un «coup monté». Les profs du lycée racontent à «CheckNews» comment ils ont commencé à rassembler des clichés, en novembre, pour documenter le délabrement de l’établissement.
La photo a été prise en salle A209 du bâtiment A du lycée Voillaume, lors d’un cours de français d’élèves de seconde. (Nicolas Traino/RMC)
publié le 15 décembre 2022 à 7h16

Il a donc fallu une photo d’élèves dans la pénombre pour mettre en lumière l’état déplorable d’un des bâtiments du lycée Voillaume d’Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis). Lundi, un reportage de RMC pointait, photos à l’appui, l’état affligeant de l’établissement : toilettes dégradées, plafonds effondrés, et ces images spectaculaires, donc, d’élèves plongés dans l’obscurité et contraints, faute d’électricité, de plancher à la lumière de leur portable. «Sans chauffage ni électricité, des lycéens contraints d’étudier dans le froid et dans le noir», rebondit Ouest-France. Des dizaines de reportages, et à peine 24 heures plus tard, le ministre de l’Education nationale et la présidente de la région Valérie Pécresse se rendaient sur les lieux, promettant des travaux d’urgence.

Mais à en croire un article du Figaro sur l’état du lycée, les images ayant le plus choqué, celles des élèves dans le noir, auraient été livrées hors contexte, et n’aurait rien à voir avec des coupures de courant : «d’après la direction de l’établissement, les photos qui ont circulé, montrant des élèves s’éclairant à la lumière de leur téléphone portable dans une classe sans électricité, auraient été prises en réalité… lors d’un exercice antiterroriste effectué au mois de novembre, et au cours duquel les classes ont été calfeutrées et plongées dans le noir», lisait-on dans un paragraphe depuis modifié. Sur Twitter, l’auteur de l’article, évoquant un possible «coup monté», ajoutait : «A la région, on s’agace donc de l’instrumentalisation politique de cette histoire.»

Contacté par CheckNews, le journaliste du Figaro assure s’appuyer sur une source indirecte : «Le proviseur a affirmé lors d’une réunion de crise en petit comité que ces images avaient été probablement prises lors de l’exercice antiterroriste qui s’est tenu le 25 novembre», nous explique-t-il, ajoutant tenir l’information d’une personne présente à cette réunion, et qui aurait donc entendu le proviseur mettre en doute le contexte des photos. Contacté par CheckNews, le rectorat de Créteil dément formellement cette version : «Lors d’une réunion s’étant déroulé mardi matin en présence du proviseur et de représentants de la région, l’un d’eux a demandé au chef d’établissement s’il était possible que les photos aient été prises lors de l’exercice. Le proviseur a répondu qu’il n’en savait rien et que c’était possible.»

«Il y a des salles sans électricité»

Mais qu’elle résulte d’une incompréhension, ou d’un enfumage volontaire, l’affirmation selon laquelle la photo aurait été présentée hors contexte est erronée. Il y a bien eu un exercice anti-intrusion dans l’établissement, le 25 novembre dans la matinée. Consigne avait été donnée d’occulter les fenêtres (et donc de tirer les rideaux). Mais les fameuses photos des élèves dans la pénombre ont été prises deux semaines plus tard, le jeudi 8 décembre, autour de 17 heures, comme CheckNews a pu le constater en consultant des captures d’écran du téléphone ayant servi à prendre les images. Précisément, c’est en salle A209 du bâtiment A du lycée Voillaume, lors d’un cours de français d’élèves de seconde. Ironie de l’histoire, la professeure, qui enseigne depuis six ans dans le lycée, faisait cours sur le pathétique… et le discours sur la misère de Victor Hugo («Mais ne le dites pas, ironise-t-elle, on va dire qu’on en fait trop»).

L’enseignante raconte le contexte, qui n’a rien d’un coup monté, mais résulte d’un authentique ras-le-bol : «Avec des collègues, on s’était dit qu’il fallait qu’on prenne en photo tout ce qui déraille, et ça avait commencé par les toilettes, puis des trucs super visibles comme un gros pan de peinture arraché, le plafond qui tombe. Et puis là, pendant mon cours, il n’y avait pas d’électricité dans la salle. Vers 16h45, 16h50, la salle commence à s’assombrir. Je dis aux élèves : “Figurez-vous qu’avec mes collègues, on est en train de documenter tout ce qui dysfonctionne dans notre lycée. Est-ce que vous êtes d’accord pour que je vous prenne en photo ?” Ils me disent “oui madame”. Du coup on en fait une première où on est dans une semi-pénombre. A 17h15, ils me disent : “Madame, là, on voit vraiment plus rien, on peut sortir nos téléphones ?” Si on avait eu encore une heure de cours j’aurais dit non, mais là il restait encore un quart d’heure, alors j’ai dit oui. Et on a repris une photo. Il ne faut pas en déduire que les élèves de Voillaume font toujours cours dans le noir. C’est la première fois que j’ai des élèves qui s’éclairent avec leur téléphone. C’est une conjonction d’éléments. Mais ce n’est pas la première fois que j’enseigne dans une salle sans électricité. C’est récurrent. Ce ne sont pas des pannes générales. Mais parfois, il y a des salles, on ne comprend pas pourquoi, sans électricité.»

«C’était d’abord pour un usage interne»

Les photos du lycée, affirment les enseignants, n’ont pas été prises à l’origine pour être diffusées à l’extérieur. Un prof, à l’initiative de l’idée, raconte la genèse : «Lors d’une réunion d’information syndicale le 22 novembre, il y a une liste de problèmes qui a émergé, à partir du cas des toilettes hommes, qui sont immondes, insuffisamment nombreuses, et plongées, pour certaines, dans le noir depuis plus d’un an. On a décidé de faire des photos de ce qui n’allait pas. D’abord pour un usage interne. On a un nouveau proviseur depuis la rentrée, et on s’est dit qu’il faut absolument qu’on soulève avec lui les questions qui n’ont pas été résolues avec l’ancien. Il faut se mobiliser pour que ça change. Certains ont aussi eu l’idée de prendre les douze photos les plus parlantes et de construire un calendrier de la vétusté pour l’offrir à Valérie Pécresse le 1er janvier. Une manière d’attirer l’attention sur les conditions complètement lamentables dans lesquelles on doit faire cours.»

Une autre prof : «Les lycées de Seine-Saint-Denis sont délaissés. Le bateau coule littéralement, c’est pas une image. On a des fuites dans les toilettes, et on a froid. Depuis le 1er décembre, je dis aux élèves de garder leurs manteaux. C’est notre quotidien, il faut que les gens sortent de leurs bulles et se disent que 2 200 élèves travaillent dans de mauvaises conditions, pendant qu’au lycée Henri-IV [à Paris], on refait la coupole. Tant mieux pour eux, mais il y a une rupture d’égalité manifeste.»

«C’est très malheureux qu’il faille en passer par là»

Si l’envie de documenter leur quotidien a fédéré les enseignants, la médiatisation s’est faite par hasard. Un des profs a partagé des clichés du lycée sur les réseaux sociaux, le 5 décembre. Il raconte : «En voyant défiler les photos que mes collègues envoyaient, ça m’a révolté. C’est des salles où j’enseigne, mais je ne les voyais plus. La salle avec le mur écaillé, je fais cours dedans. J’arrive, je me transforme en père Castor, je raconte des histoires, les élèves sont contents, on s’entend bien, ils réussissent très bien leur bac. Je ne vis pas mon travail de manière misérabiliste. On s’habitude en fait. Mais en voyant tout ça, je me suis dit : “C’est pas vrai, c’est pas possible en fait.”» Les photos sont partagées sur Facebook et sur son compte (privé) Instagram. «Parmi les gens qui me suivent, il y avait un journaliste de RMC. Il m’a contacté quasiment tout de suite et il m’a dit qu’il était touché par les images et qu’il voulait en parler à sa rédaction.» Ce que confirme le journaliste, avec qui nous avons échangé : «Je ne connais pas du tout cet enseignant mais je le suivais sur Insta. J’avais déjà vu des images d’établissements en mauvais état sur les réseaux sociaux, mais là, c’était vraiment un état de délabrement et d’insalubrité évident. Je l’ai contacté mercredi de la semaine dernière. On a continué à discuter. Le jeudi soir [jour où ont été prises les photos dans la pénombre, ndlr], on a échangé parce qu’on avait un rendez vous le lendemain. Il m’a dit qu’il y avait eu une coupure de courant. C’est seulement après que j’ai vu les images des élèves dans le noir. J’entends que certains responsables politiques de droite au conseil régional parlent d’un coup monté par LFI. Mais l’histoire est plus simple que ça…»

Les profs de Voillaume s’étonnent de l’emballement médiatique consécutif au reportage de RMC, s’en félicitent pour certains, tout en se désolant unanimement qu’il ait fallu en passer par le coup de dés d’une médiatisation inattendue pour faire valoir leurs demandes. Un professeur, en place depuis un an et demi, raconte : «Voilà, on a reçu la visite du ministre. Mais c’est quand même malheureux que pour parler à notre hiérarchie, il faille en passer par là. L’an passé, on s’est retrouvés devant le rectorat de Créteil sous la pluie, pendant des heures à taper sur des casseroles pour être entendus, et le recteur n’a pas voulu nous recevoir. C’est notre supérieur hiérarchique, c’est pas comme si on demandait justement à parler au ministre. On demande à être écoutés, et ce n’est manifestement pas possible tant qu’il n’y a pas une de nos élèves qui va chez Cyril Hanouna. C’est désespérant. Il va y avoir des travaux, tant mieux. Mais la voie par laquelle on est passés nous semble totalement hallucinante.»