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Le nouvel impôt voté aux Etats-Unis est-il une taxe sur les superprofits, comme le dit Manon Aubry?

La députée européenne LFI a été reprise sur Twitter par la macroniste Nathalie Loiseau. Mais les deux femmes politiques s’emmêlent les pinceaux et amalgament des mécanismes fiscaux distincts.
Manon Aubry à Paris le 12 juin. (Stephane de Sakutin/AFP)
publié le 11 août 2022 à 11h35
Question posée par Yvan le 10 août 2022.

Bonjour,

Vous nous interrogez à propos du nouvel impôt défendu aux Etats-Unis par le camp démocrate et destiné à financer le grand plan du président Joe Biden sur le climat, la fiscalité et la santé – ou Inflation Reduction Act. Vous nous demandez, en effet, s’il s’agit d’une «taxe sur les superprofits», à l’image de celles instaurées par plusieurs Etats européens.

C’est ce qu’a suggéré la députée européenne La France insoumise (LFI) Manon Aubry, dans un tweet publié lundi 8 août. «Les Etats-Unis se mettent aussi à taxer les superprofits», s’est-elle réjouie.

Avant d’être reprise, dès le lendemain matin, par Nathalie Loiseau, elle aussi députée européenne mais élue sous l’étiquette La République en marche, dans un tweet assurant que «Joe Biden ne parle pas de taxer les superprofits mais de mettre en place un impôt minimum à 15 % […] En France il est à 25 %.» Ce à quoi la première a ensuite rétorqué que «la taxe à 15 % est bien sur les superprofits» et s’ajoute à l’impôt américain sur les sociétés.

C’est quoi, une taxe sur les superprofits ?

En France, le sujet a été débattu lors de l’examen au Parlement du projet de loi de finances rectificative, fin juillet-début août, juste avant la fin de la session parlementaire. Portée à l’Assemblée par la gauche, au Sénat par les centristes, une mesure consistait à mettre en place une contribution exceptionnelle «de solidarité» s’appliquant aux groupes français qui se sont enrichis grâce à la crise inflationniste. Etaient visées les sociétés qui, en 2021, ont réalisé 20 % de bénéfices supplémentaires, de «superprofits», par rapport à la moyenne des trois années précédentes. Les amendements déposés en ce sens, auxquels la majorité présidentielle était opposée, ont finalement tous été rejetés.

Taxe temporaire

Au-delà du débat français, une taxe sur les superprofits, «c’est une taxe temporaire qui frappe les entreprises ayant réalisé des profits importants par rapport à ceux qu’ils réalisaient dans les années précédentes», résume Henri Sterdyniak, économiste spécialiste de l’économie internationale et des questions fiscales. Ainsi, une taxe sur les superprofits va «s’ajouter au taux de l’impôt sur les sociétés». «Ce n’est pas la même taxe sur plus de profits, c’est une taxe en plus sur l’ensemble des profits», complète l’économiste Anne-Laure Delatte, spécialiste de questions financières et européennes.

Dans l’idée, il s’agit de «faire contribuer les profiteurs de crise», pose la chercheuse en économie. Les Etats considèrent que les profits supplémentaires sont dus «à la hausse des prix du pétrole ou du transport par exemple, donc que ce n’est qu’une rente» dont ils ont «vocation à prendre une partie», détaille Henri Sterdyniak.

C’est précisément la logique suivie ces derniers mois par trois de nos voisins européens. L’Italie a été la première, fin mars, à instaurer une taxe sur les superprofits ciblant les entreprises énergétiques, fixée à hauteur de 10 %, puis relevée à 25 % fin mai. Toujours en mai, le Royaume-Uni a décidé d’une taxe similaire, portant spécifiquement sur les bénéfices dégagés par la production d’hydrocarbures en mer du Nord : en raison de cette taxe de 25 %, «le taux statutaire subi par les entreprises du secteur de l’énergie était de 40 %, il passe à 65 %», commente Anne-Laure Delatte. Dernière annonce en date : celle du gouvernement espagnol, mi-juillet. Les banques et grands fournisseurs d’énergies seront prochainement taxés sur les bénéfices extraordinaires réalisés en 2022 par les banques et les grands groupes d’énergie.

En quoi consiste l’impôt voulu par Joe Biden ?

D’où la critique de Manon Aubry à l’égard du gouvernement français : «Bientôt, il n’y aura vraiment plus qu’Emmanuel Macron qui s’y refusera !» Le problème, c’est que pour justifier ce reproche, la députée européenne s’appuie sur un impôt en passe d’être adopté aux Etats-Unis, qu’elle présente comme une taxe sur les superprofits. Ce qu’il n’est pas.

D’ailleurs, le terme de «superprofits» n’est jamais employé lorsque est évoquée cette réforme de la fiscalité américaine. L’article consacré à ce sujet par Libération mentionne «une contribution minimale de 15 %». Dans le détail, cette mesure concerne l’impôt sur les sociétés dû, au niveau fédéral, par tous les groupes réalisant plus d’un milliard de dollars de bénéfices annuels. En pratique, comme l’explique le Washington Post, ces entreprises seraient tenues de calculer cet impôt de deux façons.

D’une part, elles suivraient la méthode classique, consistant à appliquer le taux statutaire de l’impôt sur les sociétés, de 21 %, à leurs bénéfices imposables – autrement dit les bénéfices desquels sont déduits les exonérations et autres avantages fiscaux dont elles peuvent se prévaloir. Et d’autre part, elles calculeraient l’impôt dû avec le nouveau taux de 15 %, portant pour sa part sur leurs «revenus comptables», c’est-à-dire les bénéfices déclarés aux actionnaires avant déductions fiscales. A l’arrivée, le montant le plus élevé des deux serait retenu.

Contrairement à ce qu’écrit Manon Aubry, l’impôt à hauteur de 15 % de tous les bénéfices ne s’ajoute donc pas à l’impôt sur les sociétés de 21 %, mais le remplace lorsqu’il aboutit à un montant d’impôts supérieur. Au total, le Joint Committee on Taxation, organisme du Congrès américain (non partisan), a calculé que l’instauration de cet impôt plancher pourrait rapporter quelque 310 milliards de dollars sur dix ans.

Cette évolution de l’imposition est contenue dans l’Inflation Reduction Act du président américain Joe Biden. Adopté dimanche par le Sénat américain, après dix-huit mois de débat, il est désormais examiné par la Chambre des représentants, où un vote final est attendu vendredi.

Là où elle se distingue de la taxation des superprofits, c’est d’abord par sa temporalité. «Dans les Etats européens, ce qui a été mis en place, c’est une taxe exceptionnelle», alors qu’«aux Etats-Unis, c’est un mécanisme permanent», note Anne-Laure Delatte.

Autre différence : une «cible plus large». Le critère retenu pour déterminer quelles entreprises américaines devront se soumettre à la contribution plancher de 15 % a été de viser «celles qui font plus de profits», en l’occurrence d’au moins un milliard de dollars par an. Mais les sociétés concernées «peuvent ne pas avoir gagné plus grâce à la crise [inflationniste], ou même gagné moins à cause de la crise». Tandis que les taxes européennes sur les superprofits ciblent spécifiquement les entreprises auxquelles cette crise a rapporté des bénéfices importants, et donc en premier lieu le secteur de l’énergie (ainsi que le secteur bancaire dans le cas de l’Espagne).

Enfin, une taxe sur les superprofits a pour effet d’augmenter le taux d’imposition supporté par les entreprises de l’Etat qui la met en place. Aux Etats-Unis, ce qui change, ce n’est pas le taux de l’impôt sur les sociétés, «c’est la base fiscale, qui est élargie», souligne Anne-Laure Delatte. Le taux de 15 % s’applique à une base établie sans tenir compte des exemptions fiscales dont profitent les grands groupes. Cette mesure vise donc plus à lutter contre les techniques d’optimisation fiscales déployées par certaines de ces sociétés, qu’à compenser – comme le permet une taxation des superprofits – des bénéfices obtenus «injustement» grâce à l’inflation.

«La France ne fait rien»

Pour toutes ces raisons, Nathalie Loiseau s’est permis de reprendre Manon Aubry qui, juge-t-elle auprès de CheckNews, «fait une lecture erronée des annonces des Démocrates». Sauf que, dans sa réponse, l’eurodéputée macroniste commet elle-même une confusion en faisant un parallèle entre l’impôt à 15 % débattu aux Etats-Unis et l’impôt sur les sociétés français, dont le taux statutaire s’élève à 25 %, mais qui porte sur les revenus imposables des entreprises françaises. Or, les deux ne sont pas comparables, puisqu’ils ne sont pas calculés sur la même base. Côté français, tout comme aux Etats-Unis, les différents avantages fiscaux dont peuvent se prévaloir les sociétés creusent parfois d’immenses fossés entre les revenus rapportés aux actionnaires et ceux déclarés au fisc.

Manon Aubry, quant à elle, maintient que «c’est une taxe sur les superprofits» mais aussi «une refonte de l’impôt sur les sociétés aux Etats-Unis qui est entamée dans le cadre d’une réforme beaucoup plus globale», admet-elle.

Puisque les revenus comptables vont mieux refléter les surprofits que certaines entreprises ont réalisés, Manon Aubry estime qu’in fine, cet impôt «va taxer les superprofits des entreprises qui font plus d’un milliard de dollars de bénéfices». Pour l’insoumise, «on ne peut pas dire «il y a une définition des taxes sur les superprofits, c’est X-Y-Z en termes de modalités» et en déduire que les Etats-Unis n’y rentrent pas». Le critère qu’elle retient, pour sa part, est la quête d’une plus grande «justice fiscale» : le nouvel impôt américain permettrait «de mettre à contribution des entreprises qui, en particulier en ce moment, font des bénéfices extraordinaires, le tout pour des mesures sociales».

D’ailleurs, si elle assure que cela n’en fait pas pour autant une taxe sur les superprofits, Anne-Laure Delatte rejoint Manon Aubry sur un point : «La France ne fait rien, quand même aux Etats-Unis on tente d’augmenter les recettes fiscales».

Mise à jour : Le 11 août à 12h40, précision sur la réforme américaine.