Question posée par Aurore le 18 septembre
Vous nous interrogez au sujet du terme «postfasciste», souvent employé dans les médias français pour qualifier le parti politique italien Fratelli d’Italia (FdI), «Frères d’Italie» en français. Dirigé par Giorgia Meloni, celui-ci est arrivé en tête des élections législatives organisées dimanche 25 septembre en Italie, recueillant 26 % des suffrages.
Parmi les personnalités s’étant étonné du recours à ce qualificatif figure le chroniqueur judiciaire de France 3, Clément Weill-Raynal, ainsi que la journaliste du Figaro et éditorialiste sur CNews, Eugénie Bastié. «Curieusement, je n’ai jamais lu […] que les Parti communistes européens sont «poststalinien» ou que l’extrême gauche est «postmaoïste» ou «postpolpot»», a tweeté le premier. Dans un tweet également, Bastié demande qu’on lui explique la signification de ce mot, «employé avec délectation sur toutes les ondes françaises alors qu’il n’est quasiment pas employée (sic) par la presse italienne», selon elle.
Quelqu'un peut m'expliquer la signification du mot "postfasciste" (après le fascisme??) employé avec délectation sur toutes les ondes françaises alors qu'il n'est quasiment pas employée par la presse italienne? #Meloni
— Eugénie Bastié (@EugenieBastie) September 26, 2022
Effectivement, les médias français ont largement repris cette définition du parti de Giorgia Meloni. Notamment parce que c’est celle retenue par l’Agence France presse. Ainsi, le qualificatif «postfasciste» revient dans plus d’une centaine de dépêches publiées par l’agence à l’occasion des législatives italiennes, servant souvent à désigner Fratelli d’Italia, et d’autres fois Giorgia Meloni directement. Le terme figure également dans les articles de Libération.
«Le fascisme des bons Italiens»
Les journalistes français se distinguent, sur cette question, de leurs homologues italiens, peu enclins à utiliser l’expression «postfascisme». Ou alors pour se faire l’écho de l’analyse des médias étrangers. Ainsi, après la publication des résultats des élections, le Corriere della Sera, la Repubblica, ou encore il Mattino, ont consacré des articles aux réactions internationales, montrant qu’aux Etats-Unis, le New York Times décrit sans détour Giorgia Meloni comme une personnalité politique aux racines postfascistes. «Le fascisme des bons Italiens», titrait de son côté le journal allemand die Zeit. Sans utiliser ce terme, la chaîne américaine CNN, pour sa part, estime que «Giorgia Meloni […] pourrait devenir le Premier ministre italien le plus extrémiste depuis Mussolini», tandis que pour la chaîne nationale canadienne CBC, l’Italie s’apprête à élire le «premier gouvernement d’extrême droite depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale».
«Le terme «postfasciste» est moins employé en Italie qu’à l’étranger», constate Federico Fubini, journaliste au Corriere della Sera, qui a notamment raconté, dans un podcast, «l’histoire économique de l’Italie du fascisme à nos jours». En Italie, l’une des théorisations notables du postfascisme émane de l’historien Enzo Traverso, dans son ouvrage Les nouveaux visages du fascisme, paru en 2017. Selon Traverso, les mouvements postfascistes seraient ceux situés dans un «entre-deux», puisant leurs idées et valeurs dans le fascisme du XXe siècle, tout en se pliant aux exigences démocratiques du XIXe siècle pour se faire une place dans la vie politique.
Federico Fubini, qui estime qu’un «flou» entoure toujours l’expression «postfasciste», retient une autre définition. Celui-ci s’appuie sur l’appellation «postcommunistes» donnée aux partis qui s’étaient formés dans la foulée de la chute de l’URSS. Lesquels «n’étaient plus communistes, mais en même temps ne tournaient pas totalement le dos à leurs traditions». Quand il l’emploie, il donne au qualificatif «postfasciste» une signification similaire : «L’idéologie fasciste a été abandonnée, mais sans qu’il n’y ait de désaveu total de ce que cette idéologie a représenté.»
Marie-Anne Matard-Bonucci, historienne française qui a publié en 2007 L’Italie fasciste et la persécution des juifs, se montre, elle, particulièrement sceptique face à l’emploi de ce terme. «Il ne nous aide pas vraiment à comprendre les réalités dont on parle», juge-t-elle. En effet, «on ne sait pas si le préfixe «post» renvoie à une réalité chronologique – ce qui arrive après – ou une réalité en termes de culture politique», désignant alors une formation «qui aurait liquidé l’héritage fasciste».
«Droite radicale populiste»
Prudents, les médias italiens se contentent généralement de désigner FdI comme un parti de droite («partito di destra»). Un temps, se souvient Federico Fubini, FdI avait aussi été étiqueté comme «souverainiste», en ce que son programme s’axait sur la primauté du droit national. Mais n’a jamais véritablement été considéré comme formation de «droite radicale».
Au-delà de sa dimension postfasciste (ou non), FdI «présente des analogies avec d’autres mouvements» européens – du Fidesz de Viktor Orban en Hongrie au PiS en Pologne, en passant par «l’idéologie dont se réclame Marion Maréchal-Le Pen» en France –, rappelle Olivier Forlin, docteur en histoire contemporaine, auteur en 2013 de Le Fascisme. Historiographie et enjeux mémoriels. Mouvements qui, à peu de chose près, défendent tous les mêmes valeurs : «Nationalisme, hostilité à l’Europe telle qu’elle existe sous la forme institutionnelle de l’UE, xénophobie et hostilité aux immigrés, à l’islam, conservatisme sur le plan des valeurs (attachement à la famille traditionnelle, nativisme, hostilité aux mouvements LGBT, attachement à la religion chrétienne), autoritarisme.» Dès lors que FdI a fait la démonstration de sa «volonté d’aller jusqu’au bout de ces valeurs de droite», Marie-Anne Matard-Bonucci catégoriserait plutôt le parti comme étant de «droite radicale populiste». Une classification «assez parlante parce qu’elle donne l’idée d’une radicalisation en cours, et d’une radicalisation possible».
Qu’on le qualifie de «postfasciste» ou simplement de «radical», il demeure néanmoins impossible de détacher complètement le parti dirigé depuis 2014 par Giorgia Meloni de ses racines fascistes. En effet, cette formation politique est née en 2012 des cendres du parti d’extrême droite Alliance nationale (AN), qui avait lui-même pris la suite en 1994 du Mouvement social italien (MSI) – parti fondé par des fidèles de Mussolini après la chute de son régime en 1946, et qualifié de néofasciste car s’inscrivant dans la droite ligne de l’idéologie fasciste. Or si la mutation vers l’AN était «marquée notamment par une prise de distance, puis une rupture avec le néofascisme et donc aussi avec l’héritage du fascisme dont se réclamait le MSI», Fratelli d’Italia est depuis, au moins partiellement, revenu sur cette rupture. C’est ainsi que, même «s’il faut aussi convoquer d’autres notions pour en cerner l’idéologie», le qualificatif de «postfasciste» reflète en partie «la nature» de FdI, pointe l’historien.
«Référence à Mussolini»
Olivier Forlin en veut notamment pour preuve le fait que «la nouvelle formation a réintroduit comme symbole la flamme tricolore qui était celui du MSI». Flamme qui n’a pas disparu depuis du logo de FdI, «parce qu’elle est importante pour les élections», complète Sergio Rizzo, journaliste italien, dont l’ouvrage La longue ombre du fascisme, coécrit avec l’historien Alessandro Campi, est sorti il y a deux semaines. «De nombreux électeurs se revendiquant de la droite sont attachés à l’héritage néofasciste issu de 1946», explique-t-il.
Certes, «de nos jours, l’idéologie fasciste est largement minoritaire en Italie», incarnée par «quelques petits partis comme Forza Nuova ou CasaPound», pose Sergio Rizzo. Reste que les «comportements nostalgiques» et «symboles fascistes» ont la dent dure, y compris parmi les membres de Fratelli d’Italia. Récemment, un article de la Repubblica exhumait ainsi des références à Hitler ou Mussolini, ou encore des publications prônant l’utilisation du saluto romano (salut fasciste effectué en tendant le bras à l’horizontale), postées par des cadres du parti sur leurs réseaux sociaux.
Quant à Giorgia Meloni, elle a elle-même «fait référence, dans le passé, à Mussolini comme «un grand homme d’Etat du XXe siècle» et vanté les aspects positifs de son bilan à la tête de l’Italie», retrace Olivier Forlin. Le type de sortie qui, dans le cas de la cheffe du parti, a nourri la qualification de «postfasciste». Son curriculum vitæ bien fourni a fait le reste, comme le notait Libération dans un récent article. Puisque Meloni a, entre autres, «rejoint à 15 ans à peine les organisations de jeunesse du Mouvement social italien», avant d’être «présidente de l’organisation étudiante d’Alliance nationale». En outre, son mentor en politique a, depuis le début, été Giorgio Almirante, fondateur du MSI. L’ensemble fait dire à Sergio Rizzo que «Giorgia Meloni est la fille du MSI, qui était lui-même le fils du Parti national fasciste fondé par Benito Mussolini. Il existe une filiation entre eux, même si le fascisme, tel qu’on l’a connu, est mort avec Mussolini.»
Aux côtés de Gianfranco Fini, leader de l’Alliance nationale
Tout au long de ses années de militantisme politique, Giorgia Meloni «n’a jamais tenu un discours très clair sur le fascisme», remarque Federico Fubini, qui prend, à ce titre, deux exemples. Dans une vidéo mise en ligne le 11 août sur son compte Twitter, elle martèle que «la droite italienne a envoyé le fascisme aux oubliettes de l’histoire, et condamné sans ambiguïté la suppression de la démocratie et les infâmes lois antijuives». Mais elle ne dresse de fait qu’un bilan très incomplet des années de terreur vécues par les Italiens sous l’autorité du Duce.
Elle a par ailleurs construit sa carrière politique aux côtés de Gianfranco Fini, leader de l’Alliance nationale. Désireux de rompre tout lien avec le fascisme, celui-ci a déclaré en Israël, en 2003, que le régime mussolinien a été «l’époque du mal absolu». Mais lorsque récemment, il a été demandé à Giorgia Meloni si elle partageait cette vision, elle a éludé la question, et simplement répondu qu’elle était toujours restée dans l’Alliance nationale – quand d’autres de ses membres avaient quitté le parti, accusant Fini d’avoir trahi l’idéologie néofasciste.
Quel que soit son parcours, Meloni, elle, balaye les accusations sur ses sympathies fascistes. «Un des succès de Giorgia Meloni, c’est qu’elle est parvenue à rendre presque impoli le fait de lui demander ce qu’elle pense du fascisme», relève Federico Fubini. Par ailleurs, «elle dit des choses différentes selon le groupe auquel elle s’adresse, donc on ne sait pas vraiment vers où elle va, et chacun voit en Meloni ce qu’il veut», rapporte le journaliste du Corriere della Sera. Dès lors, il devient «très difficile de lui donner une définition», ce qui constitue, «en même temps, une des raisons de son succès».